O tempora, o mores !




Ainsi que je l'évoquais dans mon tout récent billet à propos d'un vin du millésime 2013 au Domaine FouassierLes Vallons, je me suis récemment remis à la lecture de la traduction française du Liber de Vinis d'Arnaud de Villeneuve.

D'ordinaire je fais en sorte d'acheter mes bouquins traitant de près ou de loin de la vigne et du vin dans des éditions originales, ou aussi proches que possible de l'originale.




Mais vu que d'une part je les achète avant tout pour les lire
(or le Liber de Vinis a été écrit en latin, et mon latin s'arrête à Singularis porcus et O tempora, O mores) et que, d'autre part, dans l'une quelconque des premières éditions il doit être à peu près introuvable ou à un prix relevant de l'obscénité : j'ai sauté sur l'édition française proposée par les Editions de la Merci.
Mon niveau en latin est en effet identique à celui que j'ai atteint en pipeau : subnul. Il faut dire qu'au Collège, vers la fin (la fin est arrivée assez vite) j'étais l'un des indécrottables cancres lisant Astérix (en français) au fond de la classe. J'imagine que l'espoir secret de la prof (Mlle L.) était qu'il nous en reste quelques locutions latines et une vague prononciation.

C'est visiblement réussi : il me reste O tempora, o mores !
A vrai dire il me reste aussi Timeo danaos et dona ferentes (mais c'est plus dur à caser), ce qui suffit sans doute à prouver encore une fois qu'il n'y a pas d'échec scolaire : il n'y a que des échecs pédagogiques.

Mais c'est bien o tempora, o mores qui me semble idéalement adapté à ce billet et à ce Liber de vinis.
Car qu'est ce que le
Liber de vinis ?
Il s'agit d'un traité de médecine (de pharmacologie en fait) dans lequel le vin est support du traitement, voire directement partie prenante du traitement lui même.

De quoi sérieusement défriser les moustaches des membres de notre très contemporaine ANPAA, tout en reléguant au rang de joyeuse plaisanterie le pourtant très gratiné "La Vérité sur le Vin".

Cet ouvrage date du Moyen Age et aurait été écrit
en Afrique, très probablement au tout début du 14ème siècle. Je ne sais pas s'il est possible de consulter ou seulement voir la toute première édition, mais sur le site de Gallica on peut consulter en ligne un exemplaire qui est daté de 1500.
L'auteur en est Arnaud de Villeneuve qui, pour la petite histoire, est souvent considéré comme l'inventeur des Vins Doux Naturels.
En conséquence l'Union des caves coopératives de Rivesaltes et Salses prit son nom.
Au passage ils affirment qu'"il
découvrit le secret de la distillation du vin en alcool" ce qui me semble un peu téméraire.
En effet, et que je sache : au delà de Pline qui, dans son Histoire Naturelle, indique que le Falerne est le seul vin qui puisse être allumé au contact d'une flamme (ce qui ne suffit pas à affirmer qu'il ait préalablement été distillé) on trouve des traces écrites de nombreux auteurs arabes traitant de la distillation (par exemple Jabi ibn ayyanHayyan à propos de vin mais dans un cadre alchimique, ou Al Kindi qui constate que la distillation donne au vin la couleur de l'eau de rose).
Entre autres sciences, la médecine, la distillation et l'utilisation thérapeutique du vin étaient en effet très développées chez les arabes et nous ont scientifiquement nourri en bien des points (on peut lire le passionnant : "Les croisades vues par les arabes" d'Amin Maalouf pour s'en convaincre).
Pour autant les croisades, et pour le cas spécifique du vin l'Islam, on été un sérieux coup d'arrêt à ce développement.

Quoiqu'il en soit, ce sont bien les connaissances arabes (et peut-être, avant elles, égyptiennes ?) qui ont été poussées à Salerne, permettant ainsi de basculer de l'alchimie à la médecine et, donc, de l'aqua ardens des alchimistes à l'aqua vitae des médecins.
C
e sont,
à la fin du 13ème siècle, les travaux de Florentinus qui ont permis aux eaux de vie (aqua vitae) d'atteindre des degrés réellement élevés, et comparables à ceux que nous pouvons obtenir aujourd'hui.
C'est à des dates semble-t'il proches qu'Arnaud de Villeneuve chante les louanges de l'eau de vie, car dans son De Vinis, de Villeneuve traite du vin mais aussi de l'esprit de vin (l'alcool !*).
Son De vinis commence d'ailleurs (au delà de cette louange au Roi auquel il est dédié : "Depuis longtemps, votre serviteur voulait baiser la terre aux pieds de votre majesté victorieuse. etc ...") par :

1. L'éloge des vins

"J'AFFIRME qu'il est utile pour la santé de faire l'éloge du vin.
.../...
Il en est ainsi parce que dans les opérations délicates, le vin est apte à révéler les vertus des ingrédients, sans en diminuer la force ni intensifier les qualités actives.
.../...
Les recettes que nous vous proposons doivent se faire selon les règles de l'art. Il faut commencer par choisir le moût de vignes blanches, provenant d'un bon terroir. Il faut lui incorporer dans des proportions précises les ingrédients dont les vertus seront appliquées selon les connaissances médicales. Il faut faire vieillir ce moût en tonneau de bon bois, comme les autres vins. Il y développera ses qualités, tout naturellement. En effet, les ingrédients incorporés dans le moût, dont l'effervescence naturelle** est contrôlée, transfèrent leurs vertus au vin.
.../...
Rufus est catégorique. Le vin ne conforte pas seulement la chaleur naturelle, il clarifie le sang, élargit les artères, désengorge le foie, soulage le cœur et conforte les membres. C'est un bienfait pour le corps mais aussi pour l'âme. Il l'élève en lui apportant la joie qui fait oublier la tristesse.
.../...
C'est un remède qui convient aussi bien aux personnes âgées qu'aux personnes jeunes. Aux premières, il apporte l'aide pour lutter contre la sécheresse, tandis qu'il est un véritable aliment pour les secondes. Aux enfants, il apporte la chaleur tout en asséchant la moiteur. Aux femmes il assèche l'humidité lors des contractions utérines.
.../...
C'est pourquoi les chercheurs qui ont étudié les effets du vin en matière de médecine sont parvenus à la conclusion suivante : le vin est le meilleur ami de l'homme."

A la fin de ce chapitre se trouvent les trois façons de préparer le vin ... dont ce qu'il faut bien nommer distillation.
Au passage de Villeneuve en profite pour faire une charge violente (mais qui me semble un peu obscure) contre les alchimistes :

"Il faut rappeler que l'élaboration des vins demande parfois l'usage du feu. Car si l'on en croit les fils d'Hermès, on a certes besoin de pauses et de de repos, mais aussi de ce qu'ils appelèrent "la chaleur du soleil", une certaine chaleur naturelle des choses substituées. Ils affirmèrent dans des livres secrets que ce que que la chaleur du soleil fait dans les entrailles de la terre en cent ans, le feu peut le faire en un an. En effet le feu peut lever d'innombrables propriétés occultes dans la nature. Et les hommes ne sont en mesure d'en appréhender que quelques unes.
.../...
Le problème, c'est qu'on n'avise pas du fait que de nombreux magistères opèrent par le feu, et qu'ils ne reçoivent que ce qu'ils méritent."

Suivent 50 recettes dont je ne mets ci dessous que les extraits de certaines d'entre elles qui, pour telle ou telle raison, m'ont intéressé ou amusé :

3. Le vin cordial
Le vin cordial est du vin de bourrache, de mélisse et d'épices.
Ce vin est indiqué pour le traitement des douleurs cardiaques, de la manie, de la mélancolie, de la tachycardie. Le vin cordial purifie le sang, lubrifie le ventre, éloigne l'hypochondrie et rend gai. Le vin cordial est utile pour toute sorte de corruption, la gale et la lèpre.
Ayant récemment fourni quelques graines de bourrache à Dany Rolland je suis heureux de savoir que grâce à moi elle pourra, en associant ses futures fleurs à l'un ou l'autre des millésimes de Fontenil, se protéger efficacement d'éventuelles épidémies de lèpre en Rive Droite.


La recette n°6 nous apprend que la greffe était déjà connue et pratiquée ... et qu'elle pouvait avoir des visées aujourd'hui insoupçonnées :

6. Le vin naturellement laxatif.
Le vin naturellement laxatif demande de l'habileté. Taillez les sarments dans le sens de la longueur. Extrayez une quantité de moelle. Remplacez-là par de la scammonée, de l'héllébore noir, de l'euphorbe ésule ou un autre laxatif fort. Assujettissez par une ligature comme on le fait pour les greffes. Ainsi la force passera-t-elle dans le cep et rendra-t-elle le raisin laxatif. Dans son traité d'agriculture, Palladius donne la méthode pour en élaborer en arrosant fréquemment le cep de suif de chèvres.

Du suif de chèvres !?
Même Steiner n'y avait pas pensé. Enfin, je crois.
Faudrait tenter en jours racines.

Je passe à regret sur 8. Le vin de romarin qui depuis l'ulcère jusqu'à la fraîcheur de l'haleine en passant par la repousse des cheveux ou le renforcement du cœur semble doté de vertus magistrales et multiples lorsqu'il est associé au vin (le romarin est, au demeurant, une plante aux propriétés pharmacologiques intéressantes).


En revanche je m'arrête un instant sur :

10. Le vin barbarique
Le vin barbarique doit se prendre seulement par voie orale. Il est bon pour les plaies et les blessures.
Prenez des petits rameaux rouges de rhubarbe, de chardons, de chanvre, de tanaisie, ou bien de racines de garance en plus grand poids que le reste, séchées à l'ombre et réduites en poudre. Mettez dans un sachet et trempez celui-ci dans le vin qui bout. Retirez et trempez alternativement. Buvez trois onces le matin et le soir.
Si l'on recouvre une plaie ou une blessure d'un morceau de lin fin et que l'on pose dessus les petits rameaux de plantes citées, la guérison peut s'ensuivre.
Certains ajoutent trois doigts de la poudre en question à du vin ou à un œuf, et ils obtiennent le même effet.
Ces blessures guérissent tant à l'intérieur qu'en surface, presque par opération divine.

Quoiqu'il en soit de ces préparations et de leur efficacité réelle ou supposée (on pourra par exemple se reporter aux propriétés du chanvre, dont le nom latin est Cannabis), ma préférée est et reste :

12. Le vin d'or.
Le vin d'or est du vin dans lequel on a dissous de l'or. Il a une grande propriété en de nombreuses circonstances. Il se fait ainsi. Trempez quatre à cinq lames d'or dans un bon vin. Laissez clarifier, filtrez, conservez.
Le vin d'or a la vertu de renforcer le cœur. Il réduit les flux en excès dans le sang et dans le cœur. Le vin d'or éclaircit l'esprit, le conforte et le tempère. Il préserve le sang de tout mélange de corruption. Il nettoie, car son poids draine les humeurs abondantes. Il conserve la jeunesse par la vertu minérale, la faisant persévérer dans ses opérations. Le vin d'or dissout facilement l'urine accumulée. Il guérit les épileptiques et les malades mentaux. Il convient aux lépreux.

.../...
Certains gardent l'or en bouche, le sucent, puis avalent la salive. D'autres le convertissent en eau potable dont une petite quantité suffit. C'est cette dernière préparation qui préserve la santé et prolonge la vie, même si c'est difficile à croire.
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L'or est un arcane, parfait par sa composition et admirable par la proportion de ses éléments. La vertu de ses éléments est différente de la vertu de ses composants. Outre les vertus qu'il possède par sa nature, résident en l'or les vertus acquises par l'influence céleste.
.../...
On ne trouve pas d'opération semblable à celle de l'or pur, créé par le commandement de Dieu.
C'est pourquoi les alchimistes se trompent. S'ils font une substance de la couleur de l'or, ils ne lui infusent pas ses vertus. Ainsi je leur conseille d'user de l'or de Dieu, et non de l'or fait de mains d'homme. Celui-ci en effet possède des éléments aigus, étrangers à la nature humaine et ajoutés par sa sophistication. Ces éléments font mal au cœur et à la vie."

Forcément lorsque de Villeneuve traite de la différence entre l'or naturel et l'or fabriqué par l'homme, çà me mène directement au discours de ceux qui nous expliquent qu'une même molécule de soufre agit et combine différemment dans le vin, selon que le soufre a été extrait d'un volcan naturel ou d'une usine humaine.

Ca a déjà 800 ans la plaisanterie ?
Et c'est reparti pour un tour ?

J'ai l'impression qu'on n'a pas le cul sorti des ronces, alors ! Et ce même si on prend des doses massives de :

49. Le vin qui empêche la flatulence
Le vin qui empêche la fatulence préserve la femme enceinte d'une fausse couche et conserve le fœtus jusqu'au terme. On le prescrit comme adjuvant. Prenez une drachme de céleri [le céleri est riche en androsténone, ce n'est donc pas si idiot que çà pourrait le paraître], menthe sèche, etc ...


* à l'époque de de Villeneuve, et en pharmacologie : ce qui était désigné par alcool était en fait une poudre très fine. Alcool n'a semble t il pris sa signification actuelle qu'au 16ème siècle.

** ce n'est pas qu'Arnaud de Villeneuve préfère les levures de terroir aux levures sélectionnées mais plutôt qu'il fait une différence entre la fermentation alcoolique et le bouillonnement obtenu quand on chauffe le moût.




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