Une offrande faite au néant



C'était hier, le 23 septembre 2017.

Pierre Bernault nous ouvrait les portes de sa demeure en nous conviant à une verticale de son 1901.
"1901", pour l'année de plantation de cette partie des vignes de son Château Beauséjour, à Montagne.
Pour l'occasion il nous proposait un voyage depuis 2015 jusqu'à 2005 (2013 mis à part), pour reprendre l'ordre de dégustation.





Beaucoup trop de vins pour tous les passer en revue, je ne retiens donc que mes 3 préférés, mon podium.

Au préalable, deux observations tout de même :
- nous ne goûtions pas à l'aveugle,
- il y a un ou deux ans, passant chez Pierre pour y acheter quelques vins, je faisais rapidement une dégustation verticale et achetais mes préférés parmi les vins encore à la vente : 2010 et 2007.
Dès lors on peut considérer que je partais avec un putain d'a priori.

Mon préféré ?
2010
La robe est profonde et dense, comme tous les vins de cette série "1901", je ne reviendrai donc pas sur cet aspect.



Et ce d'autant plus que la lumière, propice à une belle soirée, n'était pas à même de permettre de déceler des nuances de teinte et de profondeur !







Attaque ronde, suivie par une jolie matière : tanins denses et soyeux. Le vin est profond, équilibré, harmonieux, avec cette fraîcheur "2010" qui contribue à sa trame tout en l'équilibrant. Équilibre donc, et harmonie.
Aromatique riche, fraîche et jeune encore.
Belle finale structurelle grâce aux tanins puissants mais enrobés, longue finale aromatique avec cet élevage déjà intégré.
Très beau vin qu'il va me falloir attendre encore (en particulier les magnums !).


Ensuite ?
2005
Par dessus le nez encore fruité et fleuri, il y a ce beau voile truffé. Superbe aromatique.
L'attaque est ronde, les tanins polis occupent la bouche avec suavité. Là aussi équilibre et harmonie, avec ce bouquet truffé qui revient.
Finale qui ressort encore un rien serrée après un milieu de bouche très suave, presque en retrait. Longueur sur truffe et épices douces.

Très beau vin, en particulier par son aromatique.

Et pour compléter mon podium il y a :
2007

Agréable aromatique (fruits noirs, épices douces).
Attaque ronde, milieu de bouche sur la souplesse.
Suavité et harmonie pour un joli vin prêt à boire.
Je fais un blocage sur 2007. Trouvant régulièrement si plaisants ces vins d'un millésime pourtant tellement décrié.
En fin de soirée, nous avons fait un mini sondage en demandant à chaque convive (nous étions une grosse dizaine) quel était son trio de tête.
La glorieuse incertitude de la dégustation a fait que l'ordre d'arrivée n'est pas le mien :

- 2010 est cité 8 fois et prend 3 fois la première place
- 2011, que je ne retiens pas, est cité 5 fois dont 3 fois premier
- 2006, que je ne retiens pourtant pas, est cité 4 fois dont 2 fois premier
- 2005 est cité 4 fois dont 1 fois premier.

("mon" 2007 n'est, lui, cité que 2 fois - moi compris -, qui plus est à la 3ème place)

Pour mémoire notons que je suis solidaire de mon voisin, Daniel Sériot, avec qui je partage les deux premiers mais qui met 2012 à la 3ème place (il est le seul à citer ce millésime qui me plait bien mais qui ne figure pas dans mon trio de tête pour sa finale encore serrée, ce qui est parfaitement normal à ce stade de sa vie ! alors que 2007 est si joliment accessible).


A propos de Daniel (et Isabelle) Sériot : je m'échine, souvent en vain, à leur sortir - à l'aveugle - des vins dont j'espère qu'ils auront le double mérite de leur plaire et de les faire sécher.

Ce soir là mon complice était "Le Retout Blanc" (2015), donc le blanc du Château du Retout.

A ma grande surprise tant Isabelle que Daniel (ni d'ailleurs aucun des autres convives) n'ont su retracer ce vin.

C'était pourtant d'une facilité déconcertante puisque ce Vin de France blanc, produit dans le Médoc, est issu d'un assemblage d'une folle évidence :
36% Sauvignon gris,
35% Gros manseng,
16% Savagnin,
et enfin 13% Mondeuse blanche.
Facilité déconcertante.
C'est surtout un joli vin.

J'avais aussi amené un petit Savennières dont j'aurai bien l'occasion de reparler.
Le Chenin des Dames.
J'avais aussi amené, en deux fois (un de mes oublis ...) un caviar d'aubergines et un caviar de courgettes (que je prépare en suivant plus ou moins ce que je décrivais dans ce billet. "Plus ou moins" car, hier, j'ai grillé les légumes à la plancha, à l'aide d'huile d'olives).

Je zappe donc le Savennières, car il n'est rien à côté d'un joli cadeau (un joli cadeau de plus) que nous fit Pierre.

Pierre a, sous sa demeure, une cave qui n'est pas antédiluvienne mais qui date un peu quand même ! et qui, surtout, n'a pas été vidée avant qu'il en fasse l'acquisition.
On y trouve donc quelques vieilleries ... dont ce Château Fonroque (1917).




Il faudra qu'un jour j'évoque cette dégustation chez moi, avec les Sériot et mon fils. Une dégustation centrée sur quelques vins que mon fils ramena des tréfonds de la cave de son grand-père maternel.
Dans le lot il y avait un (soit disant) Brane-Cantenac (1942) qui était moins qu'un fantôme de vin.

Alors qu'en serait-il de cet autre vin de guerre, ce vin de l'époque du Général Pinard !?
mais qui n'était sans doute pas de ces vins que l'on buvait dans les tranchées.

Pas facile, lorsque l'on met le nez dans ce genre de millésime de faire abstraction de l'Histoire.
De ce qui prévalait lorsque le vin vit le jour.



Il y a un siècle, Septembre / Octobre 1917, temps des vendanges, était aussi le temps de sanglantes moissons au Chemin des Dames et ailleurs sur le front.
Le chemin des Dames, cette bataille mortifère, dura depuis le 16 avril 1917 jusqu'au 24 octobre de la même année.

Au delà de l'indispensable "Les croix de bois", on pourra lire
"Le réveil des morts", de Roland Dorgelès.
Il y évoque le chemin des Dames :


«on se l’est disputé, on s’y est égorgé et le monde anxieux attendait de savoir si le petit sentier était enfin franchi. Ce n’était que cela, ce chemin légendaire : on le passe d'une enjambée... Si l’on y creusait, de la Malmaison à Craonne, une fosse commune, il la faudrait deux fois plus large pour contenir tous les morts qu'il a coûtés. Ils sont là, trois cents mille, Allemands et Français, leurs bataillons mêlés dans une suprême étreinte qu’on ne dénouera plus, trois cent mille sur qui des mamans s’étaient penchés quand ils étaient petits, trois cent mille dont de jeunes mains caressèrent le visage. Trois cent mille morts, cela fait combien de larmes ? »
1917 - Salvador Fuster


Je ne sais si tel ou tel de mes ancêtres était au "chemin des Dames".

Je sais juste que du côté paternel, en 1917 Salvador Fuster était sauvé.
Il échappait enfin à l'enfer.
Certes au prix d'une jambe.

Mais je me dis parfois, sans en être sûr, que ce prix lui a peut-être paru bien doux !?


1900 - René Branchu

Je sais aussi que, côté maternel, c'est René Branchu qui fut rappelé et fit toute la guerre.

Il y contracta la fièvre typhoïde mais n'en fut pas pour autant libéré avant la fin de la guerre, guerre dont il revint vivant mais les poumons en lambeaux.






Sur la fièvre typhoïde, ses ravages et sa perception dans les tranchées, c'est Maurice Genevoix qu'il faut lire. Et pas que pour la fièvre typhoïde, car "Ceux de 14" est un livre magistral.
Sur la fièvre cependant :

"Je me suis trompé : non que la pluie nous ait épargnés, mais nous sommes restés aux Éparges. On nous a dit pourquoi : les toubibs, à Belrupt, vaccinent le 3e bataillon contre la fièvre typhoïde. Dans deux jours, ce sera notre tour. Les hommes ne parlent que de cette perspective. Diable ! il paraît que ça rend très malade, ce vaccin anti... prononceront-ils jamais pareil mot ? ce vaccin antityphoïdique. Troubat, le rouquin, renverse sur sa poitrine la moitié d’un bidon d’eau pour montrer comment il procédera : « Dans mon gilet, je l’avale, leur choléra ! - Mais ça s’ boit pas ! proteste la Fouine. - Je m’en fous, je l’avale dans mon gilet. » Alors Durozier, une fois de plus, ricane et ronronne son mépris : « Tu l’entends, Du Chnock ? Il l’avale dans son gilet !... Attends pour voir, mon mignon... Quante t’auras leur seringue dans la chair... - Oh ! fait Troubat, impressionné. Leur seringue, sans blague... - Oui, leur seringue. I’s t’ l’enfoncent au milieu du dos ; i’s t’ jettent des saloperies dans l’ sang. Et tu enfles ; et tu t’engourdis ; et y a des bon’hommes qu’en clabotent. - Vingt dieux ! dit le rouquin. Mourir comme ça... - D’une façon, d’une autre... conclut Durozier. Puisqu’il faut toujours qu’on soye leur proie. »"


Allez, revenons au vin.
Revenons y tout d'abord en restant de 14 à 18 avec "les carnets de guerre de Louis Barthas, tonnelier".
Louis Barthas fit toute la guerre de 14-18.
Toute la guerre.
Dans les tranchées.
Il n'y dépassa pas le grade de caporal (et encore fut-il cassé de ce grade), il n'y fit rien d’héroïque et ne fût donc ni cité ni décoré.
Il ne fit rien d’héroïque.
Il fit seulement toute la guerre.
Et il retranscrit sa guerre, cette guerre qui n'était pas que la sienne, dans ses carnets.
Il faut les lire, ces carnets de guerre du tonnelier de Peyriac-Minervois.

On n'y parle pas de Fonroque (1917) dans les carnets de Louis Barthas.
D'ailleurs va donc savoir s'ils avaient encore un tonnelier, à Fonroque, à cette date là ?
Cela, la cave de Pierre ne le dit pas.
Tout au plus sait on qu'ils avaient un bouchonnier pas trop déconnant : compte tenu de l'âge de ce vin, à mi épaule le niveau est tout à fait acceptable.
C'est devenu un bouchon d'archéologue, un bouchon à ôter avec des douceurs infinies.

Pour ce faire il n'est pas nécessaire d'être un Poilu, mais nous avons pourtant confié cette délicate mission de reconnaissance aux deux plus poilus de la soirée.



Imbibé jusqu'à la moelle le bouchon a donné un léger côté liégeux / champignoné au vin. Mais il reste du vin.
Un vin à bout de course, essoufflé, un fantôme de vin.
Mais du vin tout de même.
Tiens, plutôt que de m'essayer - en vain - à retranscrire des trucs qui ne sont pas du seul domaine du vin, de la dégustation et de la tentative d'objectivité, allez donc lire un dernier livre.
Une nouvelle en fait :
"Romanée-Conti 1935", de KAIKO Takeshi.

"C'est un vin à boire en dégustant l'Histoire.
- Mais il est mort.
- C'est un vin qui est au-delà de toute critique.
- Peut-être.
- On ne peut pas le critiquer.
- Quelqu'un a dit : une offrande faite au néant.
"
Lune depuis Beauséjour

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