"que feriez-vous d'un grand vignoble ?"


La crise que connait actuellement le vignoble bordelais (faiblesse des volumes vendus et niveau de valorisation historiquement bas lorsqu'il y a une vente) me donne l’idée de m'intéresser à ces questions au travers de quelques écrits qui sont sur mes murs ou mes bibliothèques.

Je commence avec Olivier de Serres et son "Théâtre de l'Agriculture et mesnage des champs".
Si l'édition originale remonte à 1600, pour ma part je ne possède que celle de 1651 dont je reproduis ici un extrait du
"Lieu IIIème, Chapitre 3"  qui s'intéresse à la surface des vignobles :



"Si en notre pays le vin croît bon et de bonne garde et s'y débite raisonnablement, ne faut craindre d'excéder en grandeur de vignoble. Car les deniers qu'en tirerez vous donneront ample moyen de le bien entretenir. Ainsi qu'on voit près des grosses villes, des grandes rivières comme de Loire, d'Allier, de Seine, d'Yonne ; prenant les vins en Auvergne, en Bourgogne, à l'Auxerrois et ailleurs, les portant à Paris et autres endroits, et de la mer, même du côté de Bordeaux et la Rochelle, où l'on embarque les vins en grande quantité pour l'Angleterre, l’Écosse, la Flandre, la Bretagne, la Normandie et autres pays."
.../...
"Mais par le contraire votre terroir ne produisant que petit vin, ou dangereux à se corrompre, ou si n'étiez en lieu pour le vendre, que feriez-vous d'un grand vignoble ? ne serait-ce pas à votre escient vous surcharger de peine sans profit ? Auquel cas contentez-vous d'élever des vignes, seulement pour votre grande provision, sans espoir de tirer argent par l'épargne de votre vin."

Nous sommes au XVIIème siècle et déjà Olivier de Serres nous dit que la taille d'un vignoble doit être proportionnée à ses débouchés commerciaux !
Il évoque aussi l'atout majeur de Bordeaux : son port et les débouchés qu'il ouvre !

Ce point particulier se retrouve par exemple chez Roger Dion ("
Histoire de la vigne et du vin en France des origines au XIXe siècle"). Il cite notamment un "Édit du roi par lequel S. M. permet de faire circuler librement les vins dans toute l’étendue du royaume" qui date d'Avril 1776 :
« Le Languedoc, le Périgord, l’Agénois, le Quercy, et toutes les provinces traversées par cette multitude de rivières navigables qui se réunissent sous les murs de Bordeaux, non seulement ne peuvent vendre leurs vins aux habitants de cette ville qui voudroient les acheter ; ces provinces ne peuvent pas même profiter librement, pour les vendre aux étrangers, de cette voie que la nature leur offroit pour communiquer avec toutes les nations commerçantes… »

Car le débouché commercial que le port de Bordeaux permet, joint aux relations historiques de l'Aquitaine avec l'Angleterre, est un atout précieux que les bordelais tentent de préserver et utiliser au mieux de leurs intérêts.
L'édit royal de 1776 abolit les privilèges de Bordeaux relatifs au commerce du vin et qui découlent de sa géographie, en particulier ses voies fluviales : la Garonne, la Dordogne et leurs affluents y convergent et, de là, suit l'expédition par la voie maritime. 

Oui, les voies navigables fluviales sont essentielles au développement des vignobles : "
si n'étiez en lieu pour le vendre" !
Alors quel meilleur lieu pour vendre son vin qu'une grande ville qui, de plus, pratique l'exportation à grande échelle, vers des marchés rémunérateurs !?
Les voies fluviales étant le seul moyen d'expédier ses vins vers ceux qui les consomment, elles sont essentielles au développement des vignobles qui vendent leurs vins :
"Si en notre pays le vin croît bon et de bonne garde et s'y débite raisonnablement, ne faut craindre d'excéder en grandeur de vignoble"
De là à dire que les voies de communication, donc les voies fluviales, sont essentielles au développement des vignobles il n'y a qu'un pas. N'en déplaise aux ardents défenseurs de la primauté historique du terroir ...

Car les privilèges géographiques de Bordeaux s'accompagnent de privilèges économiques ... on pourra (on devrait ?) dire "protectionnisme", et c'est essentiel à l'implantation des vignobles à vocation commerciale. Donc du vignoble bordelais dont la superficie excède très largement les besoins de la consommation locale.
Essentiel, aussi, au maintien de l'activité commerciale et à la préservation des marchés !
Car les productions sont irrégulières mais la soif des clients est constante. Il faut donc les fournir, année après année. Au gré des années, Bordeaux considèrera donc les producteurs du Haut-Pays (depuis les gascons jusqu'aux cadurciens) parfois comme des fournisseurs indispensables (il faut dire qu'ils bénéficient de conditions climatiques plus favorables), souvent comme des concurrents très gênants qu'il convient de contrôler !
 
Bordeaux devient la place forte du commerce du vin en 1224, à l'occasion de la reconquête de La Rochelle par le Roi de France.
Le vignoble en profite pour se développer.
Oui : la vocation commerciale de Bordeaux est essentielle, jointe à ses privilèges, c'est elle qui permet et justifie le développement du vignoble. En particulier lorsque lors de la guerre de 100 ans les français se rapprochent de Bordeaux, récupérant au passage nombre de vignobles dont les vins ne partiront plus vers l'Angleterre.

Les vignobles se développant, la manne commerciale est menacée. On en vient donc, sous couvert d'organisation des marchés, aux mesures protectionnistes qui comportent deux volets complémentaires :
- pour Bordeaux : exemption fiscale protégeant les bourgeois.
- contre les autres : interdiction aux vins produits en amont de Saint-Macaire de descendre à Bordeaux avant un certain délai. Tout d'abord la limite temporelle est fixée à la Saint-Martin. Le bas pays fait donc descendre ses vins à Bordeaux quand bon lui semble, tandis que le haut-pays doit attendre que la Saint-Martin (le 11 novembre) soit passée. Puis, en 1373, il est dit que le Haut-Pays ne pourra descendre ses vins avant Noël.
D'autres mesures s'y surajoutent, par exemple l'obligation faite - au début du XVème siècle - de fournir un tonneau de blé pour deux tonneaux de vin ! et, bien sur, diverses taxes.
De préférence lourdes.

Le 23 mars 1500 les choses s'arrangent un peu pour les vins du Languedoc - et de Gaillac - (il faut dire que c'est l'évêque d'Albi qui servit de médiateur) : désormais ils peuvent entrer à Bordeaux dès la Saint-Martin (mais ne pourront être vendus avant Noël).


Au XVIIIème siècle la situation n'a pas significativement évolué. D'autant que quelques mesures vexatoires se sont surajoutées : déchargement des vins à l'extérieur de la ville (au faubourg des Chartrons, dont on connait le devenir) et logement obligatoire des vins dans des futs différents de ceux qui sont en usage à Bordeaux. 
Il faut dire que le Parlement de Bordeaux a la haute main sur les arbitrages commerciaux ... ce qui n'arrange pas les affaires du haut pays !
D'où les nombreux recours de ceux qui se sentent lésés.

C'est l'un d'entre eux, datant de 1739 et initié par les habitants de Cahors, qui orne mon salon.
On y retrouve une jurisprudence retraçant l'évolution des règles imposées par Bordeaux et des contre mesures tentées par les vignerons du haut pays afin de remettre en cause le protectionnisme commercial qui fit la fortune de Bordeaux et permit la croissance de son vignoble.

C'était il y a quelques siècles.



 

 


 (comme toujours je peux, sur simple demande, faire parvenir copie des originaux des textes sur lesquels je m'appuie)

 

 

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