Cash Investigations : les stratégies pour nous faire croire

J'ai visionné le dernier opus de Cash Investigations :
"Alcool, les stratégies pour nous faire boire"
Il est encore visible, pendant quelques jours, sur leur site de streaming.
Pure curiosité de ma part, car il n'est nul besoin de stratégie pour me faire boire.


On y trouve toujours cette fâcheuse mise en scène, figure imposée des nouveaux documentaristes qui ne semblent pas être capables d’imaginer faire un film sans s’y montrer à pied, à vélo, en taxi, voire en avion.

Éventuellement avec un casier à bouteilles à la main quand il s'agit de vin, ou rodant dans des couloirs sans fin pour bien montrer qu'ils sont allés débusquer un expert indépendant donc injustement relégué tout au fond, entre les chiottes et le placard à balais.
Cette mise en scène est odieuse.
Tout comme la voix off sarcastique.





Mais soit : nous n’échapperons pas à ce fil conducteur, cette mode fâcheuse.
Pas plus que nous n’éviterons le lancement grotesque au cours duquel nous assistons impuissants à différentes scénettes catastrophiques destinées à nous révéler les difficultés quotidiennes de ceux qui, ne buvant pas d’alcool, se mettent au ban de la société.
Tout est prétexte à boire ?
Oui : même (surtout ?) les intros à la con.

Long, très long, passage obligé sur Pernod Ricard et ses stratégies commerciales, en mode doigts dans le pot de confiture.
Obligatoire dans ce genre de réalisation.
Donc déjà vu et revu.

Y compris avec les commerciaux en vadrouille corporate au cours de laquelle ils écoutent leur boss en mode [motivation / ON] avant de chanter en groupe des trucs improbables qu’ils regretteront peut-être d’avoir entonnés devant la caméra.
Quant à eux, les auteurs du docu doivent se lamenter de ne pas les avoir filmés en train de beugler « la grosse bite à Dudule », mais ça n’a semble-t ’il pas été possible.
(à ce propos : toute personne en possession de films sur lesquels on me verrait à l'époque heureuse où je chantais « les couilles de mon grand-père » sur l’air du God Save The Queen est priée de me faire parvenir son RIB avant toute autre décision).

Il se pourrait qu’il y ait du turn-over chez Ricard - en particulier au sein du service marketing digital - parce que vaguement flouter un visage ne suffit pas à anonymer une personne (surtout quand tu pointes son nom du doigt, face caméra, tout en disant que tu ne vas quand même pas la nommer).

Après une longue heure consacrée au Pastis et au Whisky on passe enfin au vin.
Pastis et Whisky ?
Je ne cite pas les marques pour ne pas risquer de me retrouver, moi aussi, accusé de partenariats illicites et anti Loi Evin avec Pernod Ricard.
La Loi Evin, tu sais c’est cette Loi qui te permet de faire de la pub, à condition que la dite pub présente les produits sans inciter à leur consommation.
J’adore.

Donc le vin.
Un documentaire c’est documenté.
On nous sort donc l’habituelle stat : en France, en 2019, 11,4 litres d’alcool pur ont été consommés par chaque français de plus de 15 ans.
Ce qui représente l’équivalent de 127 bouteilles de vin à 12° par personne.
Ainsi que je le dis régulièrement à qui veut l’entendre (et systématiquement aux étudiants qui sont, eux, plus ou moins obligés de m’entendre, voire de m’écouter) :

"Les résultats on s’en bat les couettes avec une patte d’alligator transgénique.
Ce qui compte c’est la façon dont ils ont été obtenus
".
Alors ce résultat, comment est-il obtenu ?
Il s’agit de la quantité totale d’alcool vendue en France.
Vendue.
Pour ma part j’achète exclusivement du vin.
Trop.
127 bouteilles par an ? Ça mériterait d’être vérifié.
Mais j’en achète plus que je n’en bois, car j’en mets en cave pour un futur que j’espère glorieux.
J’achète plus que je ne bois ? Je suis un dangereux psychopathe qui fausse les stats. Car pour moi et peut-être quelques autres, acheter du vin n'est pas obligatoirement le consommer dans l'année (ni même la décennie).
En outre que fait-on des touristes (90 000 000 par an tout de même, avec 245 000 arrivées par jour en moyenne et hors COVID-19) dont je suppose qu’ils ne viennent pas en France que pour y sucer des glaçons ?
Quid, enfin, des britanniques qui sont venus en 2019 faire des stocks en Ferry (le Brexit, les taxes, tout çà …) ?

Ben tout çà ma brave Dame : c’est la consommation des français de plus de 15 ans.
Pas la peine de signaler les limites des chiffres que l’on convoque, car on ne va quand même pas commencer à se poser des questions alors que l’on a décidé de faire un documentaire et que les données brutes vont dans le sens qui nous convient.
Je précise que je suis prêt à entendre que mes remarques influent de façon très cosmétique sur la validité des chiffres cités.
Peut-être. Ou pas.
Il n'en reste pas moins que ces chiffres là vont dans le sens retenu et que, dès lors, on nous les assène sans émettre aucune réserve méthodologique.
Ce ne sera pas toujours le cas par la suite, et ces choix à géométrie variable sont pour le moins contestables.
Je suis en outre étonné qu'à la toute fin, dans les réponses aux questions, la journaliste affirme face caméra que :
« chaque français de plus de 15 ans a consommé en moyenne, en 2019, 11.4 l d’alcool pur »
sans nuancer son propos de quelque façon que ce soit, au-delà de :
« les 9 millions de buveurs réguliers absorbent à eux seuls 75% de la quantité totale d’alcool consommé en France ».
J'aurais aimé savoir qui sont ces 9 millions de buveurs réguliers (et probablement excessifs) et ce qu'ils boivent.
La question n'est pas même esquissée. Pourtant çà doit significativement peser sur la moyenne qui précède !
Pourquoi ce soudain silence sur une donnée essentielle à la compréhension de la question centrale de ce documentaire ?

Quoiqu'il en soit, la valeur indiquée (11.4 litre d'alcool pur par an) est largement admise et utilisée.
Au vu de mes précédentes remarques (qui ne sont pas exclusives d'autres observations), j’aurais quand même aimé savoir comment elle est, éventuellement, pondérée.
Mystère.
Normal : c’est un documentaire qui ne va pas perdre son temps à ce genre de détail ! il vaut mieux utiliser le temps d'antenne pour complaisamment se filmer en train de marcher dans la rue ou de vérifier les éventuels conflits d’intérêt de ceux que l’on a besoin de discréditer.

Après des calculs au doigt mouillé sur le coût sociétal de l’alcool vient l’Association « Regards Citoyens ».
Pourquoi elle ?
Je ne sais pas.
Je sais juste, car on me le dit, que cette association observe l’activité des parlementaires français et en tire des recommandations pour infléchir leurs fonctionnements.
Certains esprits chagrins pourraient en conclure qu’ils font du lobbying.
Que nenni.
Eux ils observent les autres d’en face qui EUX font du lobbying.
Qui plus est du « lobbying caché »
Ne mélangeons pas tout.
(c’est comme les transfuges et les traîtres dans les films d’espionnage : une question de sémantique qui dépend du point d’où tu observes).

Le lobbying.
Pour la faire courte : faire des études techniques c’est bien, mais pas avec des spécialistes lobbyistes.
Le lobbyiste étant celui avec lequel tu n’es pas d’accord.
Et il est généralement plus facile de le discréditer en fonction de ses accointances suspectes et de ses revenus douteux qu'en s’attaquant à ses arguments.
Car on ne discute pas avec le camp du mal, on le pointe du doigt avant de lui foutre sur la gueule. Ça évite bien des efforts inutiles, et ça fait gagner un temps précieux.

Bref tout ce qui se rapporte à la cible désignée et est évoqué dans le documentaire ne peut que, je cite : « alimenter toutes les suspicions ».
Notamment le fait qu’il y ait, nous dit-on, plus de députés inscrits au groupe de travail « vigne, vin, œnologie » qu’à ceux qui planchent sur le cancer.
D’ailleurs j'ajoute que chaque année plus d’œnologues que de cancérologues sortent des Facs françaises.
C’est inquiétant, ce complot.

Le groupe « vigne, vin, œnologie » serait très opaque et ne communiquerait pas sur ce qu’il fait.
Selon nos experts, ce groupe fait partie des deux « à ne communiquer aucune information ».
Je cite :
« On a pu avoir pour la première fois un élément d’information : apparemment le groupe "vin vigne œnologie" est considéré comme un groupe dont l’existence est bien définie et bien identifiée et dont du coup l’existence a vocation à être pérennisée et qui s’est réuni ... enfin qui a organisé 16 évènements.
Alors on ne sait pas ce que sont ce type d’évènements. Est-ce que ce sont des réunions, des auditions ? on ne sait pas trop
 »

E. Lucet embraye :
« mais dans l’année ou depuis sa création ? »
L’expert répond :
« ça n’est pas clair dans le rapport mais on peut imaginer que ce soit depuis le début de la législature »
…/…
« A ma connaissance c’est la seule information qu’on ait aujourd’hui sur les travaux de ce groupe. »
Malheureusement les experts et les journalistes français ne disposent pas d’outils d’enquête aussi performants que les miens.
Google.
Car taper « groupe vigne vin société assemblée nationale » sur Google, qui est il est vrai un outil confidentiel et difficile d’accès, permet d’accéder aux activités du dit groupe.

Un petit dernier pour la route ?
Vin et santé.
Le fait que ces études soient, nous dit-on, le plus souvent américaines permettra à notre journaliste de voyager jusqu'au Etats Unis d'Amérique. Aux frais du contribuable.
Aucun conflit d’intérêt, juste de la conscience professionnelle
(ceci dit à la toute fin notre journaliste découvre que des français ont aussi travaillé sur le sujet, ce qui lui permet de se faire ramasser par l'un d'entre eux, probablement plus au fait des méthodes de Cash Investigation que l'américain moyen).

Pour le reste c'est comme d’hab : on fait (on prétend faire ?) de la science quand çà nous arrange, de préférence avec un bon gros cherry picking, avant de largement donner la parole - sans contradiction -  à ceux qui sont dans la ligne éditoriale définie par le script.

Mais c’est bien de corriger les biais méthodologiques.
Personnellement j’y suis très favorable.
D’ailleurs je l’évoquais au début de mon billet :
« Ainsi que je le dis régulièrement à qui veut l’entendre (et systématiquement aux étudiants qui sont, eux, plus ou moins obligés de m’entendre, voire de m’écouter) : les résultats on s’en bat les couettes avec une patte d’alligator transgénique.
Ce qui compte c’est la façon dont ils ont été obtenus.
 »

Il est regrettable qu’Elise Lucet et son équipe ne découvrent ceci qu’à la toute fin de leur documentaire.
Et à sens unique.

En outre je déplore la confusion qui est faite (et entretenue) entre l’alcool et les éventuels bienfaits de telle ou telle molécule (en particulier anti oxydante) pouvant se trouver dans le vin.
Ceci dit sans préjuger de l’intérêt réel des molécules concernées lorsqu'elles sont dans le vin (je m’en exprimais récemment dans ce billet, entre autres).

Je tiens toutefois à préciser que je partage tout à fait le point de vue retenu dans ce documentaire (lorsqu’il s’agit des possibles bienfaits d’une consommation modérée de vin) : les media français communiquent trop souvent de façon partisane et fantaisiste.
De toute évidence, Cash Investigation communique ni mieux ni plus mal que la plupart des autres.
Qui, eux, s’abstiennent fort heureusement de donner des leçons de morale et de méthodologie.


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