L'aile ou la cuisse ?


Mon précédent billet s'intéressait à un récent article paru dans "Le Figaro" et prétendant faire un cours de relativité appliquée aux défauts du vin.
Étant un littéraire contrarié, et parfois contrariant, je me penche aujourd'hui sur un récent cours de vocabulaire qui nous est assené (à moins que ce ne soit infligé ?) par un autre fleuron de la presse française : "Elle".

Le truc est titré :
"le vin féministe existe-t'il ?"

Question existentielle abordée grâce à une interview de Sandrine Goeyvaerts consécutive à la parution de son dernier opus : "Manifeste pour un vin inclusif", édité par "Nouriturfu".

A ce stade, un rappel des épisodes précédents s'impose :
- il y a fort fort longtemps (novembre 2014) je réagissais à un billet de la même Sandrine Goeyvaerts en faisant remarquer un certain nombre d'approximations et erreurs qu'elle avait commises.
Je la fais courte : elle finissait par me répondre en m'intimant l'ordre [sic] de ne plus la lire.
J'ai respecté son choix, sans difficulté majeure. Du moins, et de toute évidence, jusqu'à aujourd'hui.
- les éditions "Nouriturfu" c'est Antonin Iommi-Amunategui, un excellent client de ce blog grâce à ses nombreuses déclarations fracassantes et le plus souvent insensées.
On pourra le constater en lisant ce billet, ou celui-ci.
Entre autres.

Donc là, forcément : les plus grands espoirs étaient permis.
Et ont été comblés au-delà de toute attente.


Contre explication de texte et de vocabulaire :
"Les femmes sont présentes dans le monde du vin depuis longtemps, mais ont souvent été reléguées aux tâches subalternes, exclues des métiers nobles comme maître de chai. Le vocabulaire de la dégustation a été créé par les hommes, pour les hommes, à l’usage des hommes, en excluant les femmes qui ne participaient que très peu à l’élaboration des vins. D’où un langage binaire avec un vin masculin puissant et viril et un vin féminin éthéré et délicat. Cette notion de « cuisse » est révélatrice. En œnologie, on utilise beaucoup le corps de la femme, on le morcelle de façon à ne pas lui donner la parole."
Je reviendrai plus tard sur le tableau qui nous est brossé pour en venir directement à ce qui est semble-t'il le nœud du problème : le vocabulaire œnologique.
Je la fais courte : ce problème est inventé de toutes pièces.

Il se trouve que je suis
œnologue et ai à ce titre bénéficié des enseignements de divers profs de dégustation (tel Pierre Casamayor, que j'évoquais dans mon précédent billet).
En outre, j'interviens depuis 1999 en première année du Diplôme National d'Oenologue, ainsi qu'en Licence Professionnelle "Viticulture-Oenologie : Innovation et Mondialisation".

Or à aucun moment de la formation que j'ai suivie ou de celles auxquelles je contribue des descripteurs aussi calamiteux que "cuisse", ou des fumisteries du genre "vin masculin puissant et viril" versus "vin féminin éthéré et délicat" n'ont été utilisés.
Jamais.
J-A-M-A-I-S !
Prétendre que ces pitreries sont partie intégrante de l’œnologie et son vocabulaire est, au choix, mentir éhontément ou avouer avec une naïveté confondante que l'on ne sait rien de ce que sont l’œnologie et son langage.

J'admets cependant bien volontiers que, dans l'Histoire du vin, la cuisse a une importance capitale !
Mais elle n'est ni féminine ni délicate : Bacchus est simplement né de la cuisse de Jupiter.
Alors un vin qui a de la cuisse serait-il un vin jupitérien plutôt que sexiste ?

Mais sans doute ce fâcheux "avoir de la cuisse" (mais outre le vin, les femmes et Jupiter : les lapins et les chevreuils ont aussi de la cuisse) a-t'il été employé ?  Mais alors on m'accordera deux choses :
- cette expression est largement tombée en désuétude,
- elle n'était pas employée par les œnologues (d'ailleurs je ne l'ai trouvée dans aucun des traités d’œnologie que je possède - et j'en possède quelques uns - et qui, pour les plus anciens, remontent jusqu'au 17ème siècle) mais plutôt par certains œnophiles en mal d'analogies foireuses.
Faire un procès en sexisme à l’œnologie moderne au nom de ces cuisses est donc inepte.

Par ailleurs :
"Cette notion de cuisse est révélatrice. En œnologie, on utilise beaucoup le corps de la femme, on le morcelle"

La Victoire de Samothrace
Femme morcelée
(comme pour le vase de Soissons :
les œnologues n'y sont pour rien)


Certains d'entre nous ont subi l’inénarrable "L'aile ou la cuisse".

J'imagine que ce n'est pas ce dont il s'agit (quand bien même la Victoire de Samothrace est ailée).

Donc là, puisqu'il y a morceaux de corps de femme : je serais curieux de savoir quels sont les autres !
Car j'ai beau chercher : à part le fâcheux cuisse (et encore est possible qu'il s'agisse de celle de Jupiter), je n'en vois aucun autre ! Ni dans mon vocabulaire actuel, ni dans celui qui me fut enseigné.








Arrive un sursaut salutaire autant qu'inespéré :

"Ça ne sert à rien de répéter des termes d’œnologie qu'on ne maîtrise pas."
Oserai-je ajouter : "surtout quand on les a inventés afin de mieux les attaquer !" ?
Que ne s'applique-t'elle cette sage recommandation ?
"Cuisse" n'est pas un terme d'
œnologie. Et je n'en vois aucun autre qui justifie cette dénonciatioon du morcellement du corps des femmes.


Mais il est grand temps de revenir sur ceci :
""Les femmes sont présentes dans le monde du vin depuis longtemps, mais ont souvent été reléguées aux tâches subalternes, exclues des métiers nobles comme maître de chai. "
.../...
"en excluant les femmes qui ne participaient que très peu à l’élaboration des vins."



Au delà d'Elisabeth Gervais, que j'évoquais dans un billet pour l'association des oenologues de Bordeaux (qui est présidée par une femme), et du procédé qui porte son nom il existe d'autres femmes qui ont été impliquées dans la vinification et l’œnologie.
Isaure Aristide-Rey est peu connue, mais est l'auteur d'un remarquable traité de microbiologie appliquée.
Et puis il y a les Veuves Champenoises : Barbe-Nicole Ponsardin, ou Jeanne Pommery qui ont marqué les vins tant du point de vue technique que commercial, mais aussi (au 18ème siècle) : Françoise Joséphine de Lur-Saluces !
On m'opposera que ces 3 là faisaient partie des castes dirigeantes et qu'en outre leur influence n'est devenue évidente que du fait de leur veuvage.
Certes. N'empêche !

D'autant que, dans un tout autre registre, il y avait aussi les sœurs hospitalières de Beaune, ou bien encore les moniales de Fontevraud !
Cela ne suffit pas ?
Alors remontons au code d'Hammurabi et aux femmes marchand de vin qui y sont évoquées.

On m'opposera, à raison, que la plupart de ces femmes relèvent de l'exception.
En effet :
dans une société où la place des femmes était certainement devenue une place de second plan, dans l'ombre, elles relèvent de l'exception.
Or c'est dans le vin et l’œnologie que ces femmes d'exception ont eu accès à la lumière et fait reconnaître leurs talents.
Pas leurs cuisses.
Soyons clairs : il n'y a pas de quoi demander une reconnaissance éternelle, seulement reconnaître que le milieu du vin n'était ni plus ni moins sexiste que la Société dans son ensemble. Et que c'est probablement toujours le cas.
Car brider les capacités intellectuelles, professionnelles, managériales des femmes : est-ce une spécificité œnologique ?
Faut-il s'en prendre au monde du vin qui, nous dit-on :

"se réduit aujourd'hui à trois grands magazines professionnels, tenus par des hommes blancs d'un certain âge." ?
Foutaises !
Foutaises car bannir "cuisse" d'un lexique où ce mot ne figure pas, est-ce la solution pour aider à l'insertion professionnelle des jeunes diplômés (hommes ou femmes) ? est-ce le moyen de protéger les jeunes - et moins jeunes - professionnelles du vin des gros lourds (pas forcément tous blancs et d'un certain âge) ?
Qui peut décemment croire à ce genre de niaiserie ?

La question de la place des Femmes dans la Société, et dans l'entreprise, est une vraie question.
Y compris dans le monde du vin et dans l’œnologie où, depuis 20 ans, j'ai face à moi des promotions de plus en plus féminisées, avec des jeunes diplômées qui ont de belles carrières mais aussi, trop souvent, des difficultés d'insertion.
Alors on pourrait peut-être envisager un peu plus d'égalité salariale et de crèches et un peu moins de polémiques à la con sur la couleur des timbres-poste ?


Quant à cette histoire de mots, de masculin, de féminin et autres usages : plutôt que cet article sur "Elle", allez donc lire
Le blog de Juliette Tournand !
Car sur ce sujet comme sur bien d'autre : les textes intelligents, bien écrits et dont on sort avec matière à réflexion, il n'y en a pas tant que çà.
Alors ce serait dommage d'en rater un !



J'ai failli oublier :
"Certains cavistes sont amateurs de musique, alors j'ai parfois utilisé les chansons de Madonna. Il y a des vins "Like a Virgin" et ceux plus "Frozen", ce qui permet de voir à quelle ambiance on fait référence."


On a la culture que l'on peut, et les références que l'on mérite. Ou l'inverse.

Mais au fond peu importe.
Simplement faire remarquer que si tout ce que l'on a à nous proposer
afin de faire avancer la cause des femmes dans le monde du vin est de remplacer "cuisse" par "like a virgin", alors je crains que nous en général - et les femmes en particulier - n'ayons pas le cul sorti des ronces.
Ni la cuisse.

 

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