L'aveugle et le sulfitique


Lors de ma préparation au Diplôme National d’Oenologue, Pierre Casamayor était dans l’équipe pédagogique.
C’était mon prof de dégustation (mais pas que), et il était sacrément pointu !
Pédagogue, aussi.

Il collaborait déjà à la Revue du Vin de France qu’à l’époque je lisais assez régulièrement. Depuis, je m’en suis éloigné, trouvant désolants tant ses choix éditoriaux que ses préférences vitinicoles.
Alors voir Casa signer un article sur le vin "nature" dans la RVF est une tentation bien trop forte pour que je résiste à l’envie de lire son papier, qui commence par : « Ces vins que l’on dit aussi “nature” divisent » et dont on trouvera la suite en suivant ce lien.


Mon intention n'est pas, ici, de régler des comptes qui n'existent pas en jouant les Tartarin traqueur d'erreurs dans un papier signé de l'un de mes anciens profs.

Je commencerai toutefois par quelques rectificatifs d'inégale importance sur des points, souvent de détail, qui me chiffonnent un peu (même si nous sommes dans le cadre d'un article de vulgaristaion, dans une revue grand public) mais ne seront pas cruciaux quand on en viendra au fond du sujet.

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le devenir naturel du vin sans protection étant le vinaigre"
Le vinaigre étant, lui aussi, une création humaine : le devenir naturel du vin c'est de l'eau, du gaz carbonique et quelques sels minéraux.

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On connaît les ajouts de l’époque romaine – résine, herbes, poix, fumage, Pline mentionne déjà le soufre –, puis tout fut oublié au Moyen Âge, jusqu’à l’introduction de “l’allumette hollandaise” au XVIIe siècle"
Pas si sur, ainsi que je le relatais dans ce billet, puisque nous avons une trace de l'utilisation de soufre en oenologie dès 1487.

- "
Antiseptique, il élimine les micro-organismes néfastes responsables des piqûres acétiques et des brettanomyces. Il permet aux levures de prendre le pas sur les bactéries en début de fermentation et sélectionne les levures en supprimant celles susceptibles de donner des goûts déviants."
1. Ce n'est malheureusement pas aussi simple : de relativement récents travaux bordelais montrent en effet que toutes les Brettanomyces n'ont pas la même sensibilité au soufre et que certaines y sont donc résistantes. Dès lors sulfiter sur mout expose à retrouver, dans le vin à l'élevage, les souches résistantes que l'ont sélectionne ainsi précocemment ! De plus le soufre n'élimine pas les Brettanomyces mais entraîne leur basculement sous la forme sporulée qui leur permet d'attendre tranquillement que le teaux de SO2 revienne à une teneur plus acceptable pour elles. Sur la question des Brett je vous renvoie à ce billet, que je mets aussi souvent que possible à jour, et qui tente de faire le point des connaissances sur le sujet et de leurs conséquences oenologiques.
2. Le soufre permet en effet de sélectionner les souches en éliminant celles qui y sont le plus sensible. De là à dire qu'il s'agit également de celles qui sont susceptibles d'entraîner des déviations sensorielles il y a un pas que je ne me risquerai pas à franchir.

- "c’est seulement la partie non combinée, appelée SO2 libre (SO2 actif), qui est efficace"
Ce n'est pas tout à fait çà : le niveau de SO2 actif  dépend en effet de la quantité de SO2 libre, mais est aussi sous la gouvernance essentielle du niveau d'acidité du vin.
Ainsi, sur des vins peu acides, quel que soit le niveau de SO2 libre on n'aura jamais un SO2 actif suffisant (sur ce sujet, voir mon billet précédemment cité).

- "
L’acide ascorbique (aspirine) est un puissant anti-oxydant, mais n’est pas antiseptique."
Ca c'est affreux !!
L'acide ascorbique n'est autre que la Vitamine C.
L'aspirine est, elle, le petit nom de l'Acide acétylsalicylique, qui n'a strictement rien à voir ni avec l'ascorbique, ni avec l'oenologie.
En outre, tant la thiamine que l'Acide ascorbique sont autorisés en vinification bio.

- "
Une méthode permet de s’en dispenser, faire isoler par un laboratoire une souche performante dans la population des levures indigènes, la faire développer et s’en servir pour ensemencer massivement sa fermentation. On peut aussi élaborer un pied de cuve bien contrôlé et sélectionné par du SO2, la dose employée sera vite diluée dans le volume de la cuve. On ne prend ainsi que le “bon” du terroir."
C'est un sujet intéressant sur lequel j'ai commencé à me pencher en 2001.
Il se trouve d'ailleurs que j'avais alors organisé une dégustation en DNO ... avec Pierre Casamayor qui m'avait assené une phrase du genre : "vous ne me ferez pas dire qu'il y a des levures de terroir".
Ce n'était pas mon intention, et ne l'est toujours pas.
Car ma conviction était et est restée la suivante : la levure de terroir n'existe pas, sauf dans les fantasmes des naturistes du vin ...  et de certains levuriers.
Certes, le SO2 est une précaution. Toutefois, elle n'est pas forcément suffisante.
Et elle n'est certainement pas la garantie de prendre le bon, tout le bon, seulement le bon.
C'est un sujet qui mérite d'y revenir, idéalement dans un débat contradictoire. A suivre, donc ... ici ou ailleurs.

- "
souvent, la beauté est révélée par un petit défaut"
J'ai, je crois m'en souvenir, connu Casa plus orthodoxe.
Car n'en déplaise aux admirateurs de Cindy Crawford et de son grain de beauté : je crains que le défaut du vin - fut-il petit (d'ailleurs qui décidera (et sur quels critères) qu'un défaut est véniel ou majeur ?) - ne soit que motif à regretter ce que le vin aurait pu être en son absence.
Récemment confronté à un vin dont l'acidité volatile était stratosphérique (après analyse elle s'est avérée être à 1.86. Soit deux fois la limite légale !) je le faisais remarquer dans une discussion. Le producteur me rétorquait que s'il admettait avoir eu un petit
(sic) problème de volatile, il fallait quand même lui reconnaitre une jolie trame tannique. A ce niveau de la compétition, aller qualifier la trame tannique est au dessus de mes forces (merci de ne pas incriminer celui qui fut mon prof de dégustation : il n'y est pour rien).
Nulle beauté révélée. Juste un triste ratage.

Bref ...
Bref, l'essentiel est sans doute que nous nous retrouvions pleinement dans ce qui suit :

"Il est parfaitement possible d’élaborer des vins sincères et respectueux de leur terroir, qui développent de l’éclat et de la personnalité avec des faibles doses de sulfites ajoutés, il suffit d’être un vigneron soigneux. On pourra ainsi attendre que la complexité apparaisse et grandisse le vin. D’un autre côté, on peut se dispenser de proposer des vins qui n’ont de pureté que l’absence d’intrants et qui risquent d’éduquer les jeunes générations sur des vins à défaut."
Quand bien même on termine sur une concession qui, je le crains, abandonne la raison oenologique.  Car on pourrait en effet considérer que :
"La meilleure solution serait peut-être d’indiquer le taux de sulfites sur l’étiquette pour permettre au consommateur de se déterminer, selon qu’il penche pour Rousseau ou pour Voltaire, pour la nature ou pour le progrès."
Si ce n'est que cette information n'est valable qu'au moment de l'analyse, donc juste avant ou juste après la mise en bouteille. Et qu'elle ne préjuge en rien ni du taux de sulfites au moment de l'acte d'achat, ni de ce que seront la qualité sensorielle et la justesse du vin.
Tiens, un exemple : mon ami François est l'un des derniers mohicans de la macération sulfitique. Il utilise en effet les propriétés dissolvantes du SO2 sur sa vendange qui "trempe" donc dans des doses de SO2 tout à fait conséquentes.
Pourtant, après la vinification puis un long élevage - et analyses à l'appui -, à la mise en bouteille son vin est à zéro sulfite (libre, et même total) : tout est devenu sulfates (ainsi que c'est d'ailleurs indiqué dans l'article qui me sert de support).
Analyse à 0 sulfite, pourtant ce n'est pas un vin "sans sulfites ajoutés" ! L'analyse peut donc être trompeuse, selon ce que l'on y lit ou croit y lire.

Et la dégustation ?
D'abord un vrai plaisir grâce à cet article : nous avons des notes, une moyenne .... et surtout un écart type, après une vraie dégustation à l'aveugle !
Une grande partie de ce que j'aurais aimé trouver par ailleurs, dans des publications qui revendiquent la Science et n'en sont, je le crains, qu'un ersatz militant.
Merci pour çà !
Merci, même s'il me semble insensé de persister à indiquer une moyenne et un écart type alors que certains dégustateurs n'ont pas noté un vin qu'ils ont trouvé déviant.
C'est le cas du Morgon 2016 chez Lapierre, et de l'"Extra Libre" (2014) du Château Le Cèdre.
Il n'en reste pas moins que cet écart type est salutaire.

Au delà de l'écart type, outil auquel tout le monde n'est peut-être pas habitué, les différences de descripteurs sont parfois stupéfiantes. En effet :
pour l'un un vin a une "évolution positive", alors que l'autre relèvera qu'il est "marqué par les Bretts".
Certains qualifient un vin de "très structuré", avec des "tanins rustiques" ... mais dans le même temps il est également décrit comme un vin avec "de l'éclat", "un rouge facile d'approche".

Cette incertitude de la note et du commentaire vient à l'appui de mes remarques faites dans le billet cité juste au dessus.
Je m'en réjouis, n'en déplaise à mes détracteurs, et en profite pour reposer la sempiternelle question : que juge t'on ? La qualité intrinsèque de l'impétrant, ou bien la confirmation de nos convictions que l'on croit y déceler ?
Cet article, équilibré, pose cette question en filigrane.

Pour ma part, disons simplement que quoi que l'on puisse penser de ce que j'ai écrit au début de ce billet je suis plus PC (Pierre Casamayor) que PCi (Pierre Citerne) :

PC :
"Déguster un vin avec des déviances, c'est comme lire une poésie avec des fautes d'orthographe, inacceptable.".

PCi :
"On parle là d'un choix oenologique alors que le vin, à mes yeux, doit rester un objet esthétique. On ne déguste pas plus une option oenologique qu'un programme astronomique, on déguste le résultat final qui s'intègre à notre culture, ou non.".

Je recuse en effet la culture du défaut.
Fut-elle la dernière tendance culturelle.


Peu à voir avec ce qui précède : Pierre Casamayor fait un peu d'Histoire dans son article.
Et c'est bienvenu !
C'est bienvenu, car je crois que l'on comprend mieux une situation, quelle qu'elle soit, quand on en connait les origines et que l'on a établi le cheminement depuis les dites origines.
Que nous dit-il ?
"Dans cette période intermédiaire, les vins de l’année se vendaient plus cher que ceux de la récolte précédente, qui avaient toutes les chances d’être altérés. Le célèbre privilège des vins de Bordeaux en est l’illustration, les vins du dernier millésime de la Sénéchaussée avaient la priorité pour être embarqués sur la “flotte du vin” qui apportait les clarets bordelais en Angleterre, alors que les vins du Haut Pays, cahors, gaillacs, duras et autres madirans attendaient sur leurs gabarres à l’entrée du port de la Lune, exposés à tous les dangers."


Il se trouve qu'une affiche de 1739 orne mon salon Libournais.
Elle fait état d'une requête des consuls de Cahors à l'encontre des bordelais et de leurs pratiques relatives à la circulation des vins du Haut Pays ...



Cette affiche, Pierre Casamayor pourra venir la voir quand il le souhaitera, s'il le souhaite.
J'ai quelques vins que je lui ferai, alors, goûter avec plaisir. Avec ou sans soufre, j'espère que s'il y a écart type il sera aussi réduit que possible.



Commentaires

  1. Bonjour.

    Avez-vous la référence de ce fameux décret prussien ainsi que sa traduction ? Si oui,
    ayez svp l'amabilité de nous la faire parvenir.

    D'autre part, je pense que cette dégustation à l'aveugle de la RVF qui semble intéressante au départ, permet d'aboutir à des conclusions complètement surprenantes dont l' "écart type" que vous évoquez. Pour les notes données, en effet, certains défauts sont considérés comme des qualités, pour d'autres des défauts et pour les indécis, ces vins ne sont pas notés.
    De même , on note sur le même plan, des vins jeunes et des vins plus vieux. On ne demande pas à cette revue de fournir un travail scientifique. Un travail sérieux suffirait.

    Claude Reynaud.

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    1. Bonjour, pourquoi cette absence de réponse au bout d'un mois ?
      Le blog est-il encore en activité ?
      Bien cordialement.

      Claude Reynaud

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    2. Ce n'est pas tant que le blog soit ou pas en encore en activité mais que moi je suis depuis quelque temps en activité un rien intense :-)
      Ceci au delà du fait qu'ayant récemmùet déménagé j'ai un peu de mal à remettre la main sur les sources utilisées sur ce sujet.
      Mais ce sera fait. Tôt ou tard :-)

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  2. Bonjour.
    Je n'ai pas eu de réponse à ma question du mois de de novembre...
    Bien cordialement.

    Claude Reynaud

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    1. Voir, par exemple, Jacques Blouin dans son : "Le soufre en œnologie", au chapitre 1 : "Le SO2, une histoire ancienne".
      Autorisation par décret de Maximilien Ier, en 1487. Les quantités exactes de soufre par tonneau étant définies en 1497.
      Du point de vue opérationnel on passait par des copeaux de bois dans un mélange de soufre, d'herbes et d'encens qui brûlaient dans le tonneau de vin vide.

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    2. Bonjour.
      Je vous ai demandé gentiment les références du décret prussien et vous me renvoyez à des livres qui en parlent. Je cherche la vraie source et non des compilations.
      Ne trouvant nulle part ce fameux décret, je me mets à douter sur sa véritable existence. Et vous-même ?
      merci d'avance.
      Bien cordialement.

      Claude Reynaud.

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    3. Désolé mais dans la mesure ou l'original de ce décret ne fait pas partie de ma collection personnelle (croyez bien que je suis le premier à le regretter. Vivement.) je ne suis pas en mesure de vous en fournir une photo certifiée conforme par huissier.
      Ceci étant dit : si vous estimez que Jacques Blouin n'est pas une source fiable, je ne peux rien de plus pour vous.

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    4. Bonjour.
      Je suis désolé... mais si Jacques Blouin ne cite pas ses sources, il n'est pas plus fiable qu'un autre. Ce qui n'enlève rien à ses autres qualités.
      Je m'étonne que vous , monsieur Fuster, qui êtes très rigoureux et curieux , ce qui donne à vos articles une qualité certaine, ne le soyez pas plus pour l'authenticité de ce fameux acte qui, s'il était prouvé, serait un acte fondateur du sulfitage.
      Ce n'est pas grave, je poursuis mes recherches ailleurs et si je trouve quelque chose, je vous en fait part.
      Bonne soirée.
      Claude Reynaud.

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