Les couettes et la patte d'alligator


Il semble que nous soyons désormais bien ancrés dans un monde où l'on ne nous vend plus un produit pour ce qu'il contient, mais pour ce qu'il ne contient pas.
Une posture (une imposture ?) qui s'accompagne d'un fâcheux rousseauisme de carton pâte qui voudrait que si c'est naturel c'est génial alors qu'à l'inverse si l'Homme y a mis ses sales pattes pleines de doigts c'est supra moche (toute cette chimie, quand même ...).



Columelle, "De Re Rustica"
dans la traduction de Louis Dubois (1845)
Additifs et auxiliaires ont, de tout temps, été utilisés pour élaborer ou bonifier le vin. On en trouve trace dans de multiples écrits, pour certains très anciens, souvent à propos du collage et de la clarification des vins.

Mais aussi avec d'autres interventions visant à améliorer ou protéger les vins. Je ne parle pas ici de vins frelatés ou falsifiés mais bien de méthodes connues, admises et répandues.
Et à l'efficacité parfois douteuse, il faut bien l'admettre.



Pour ce qui concerne les colles œnologiques, il en existe de toutes origines.
Certaines, qui sont utilisées depuis des siècles, sont des matières d'origine animale. On parle de protéines animales : du lait (pour sa caséine), de blanc d'œuf (pour son albumine), de poissons (de préférence leurs vessies natatoires séchées puis pulvérisées), mais aussi de gélatines de porc diversement hydrolysées, et même de poudre de sang de bœuf.
Peu à peu, pour diverses raisons, l'utilisation de ces intrants a diminué. C'est d'abord le sang de bœuf qui est interdit, en 1997, suite à la crise de la vache folle (pas de confusion : il était utilisé pour clarifier le vin de certaines impuretés, pas pour le colorer !).
Puis, en 2012, vient le règlement européen qui impose aux vignerons qui ont utilisé de la caséine de lait ou de l'albumine d’œuf de mentionner "contient du lait" ou "contient de l’œuf" s'ils ne sont pas en possession d'une analyse indiquant qu'un test ELISA mené sur leur lot de vin n'a pas permis d'y détecter de résidu de ces produits (au delà de la limite de 0,25 mg/L). Ces composés sont en effet considérés comme allergènes.

Ces règlements successifs, et la pression sociétale, ont mené la profession à chercher des alternatives aux colles d'origine animale (autres que la mention "ni collé ni filtré" qui permet d'échapper à ces contraintes mais pas forcément de garantir la qualité et la bonne tenue du vin dans le temps).

D'autres auxiliaires de vinification sont ce qu'il est convenu de qualifier des "produits chimiques".
Le plus connu est le soufre, les fameux sulfites.
Depuis 2005, dès lors que le vin contient plus de 10 mg/l de sulfites, il est obligatoire de mentionner « contient des sulfites » sur l'étiquette. Et ce quelle que soit l’origine des sulfites : production par les levures en cours de fermentation, ou ajout par le vinificateur.
Cette obligation, liée à des pressions sociétales, a mené à la réduction de l'utilisation des sulfites en vinification. Selon les cas cette réduction peut être drastique, voire totale. Ce qui peut parfois mener au retour de déviations qui n'existaient plus que dans les traités déjà anciens.

On l'aura compris : évolutions réglementaires et pression sociétale ont de longue date mené les vignerons à adapter leurs pratiques. Ce qui leur a été rendu d'autant plus facile que les savoirs œnologiques n'ont cessé de progresser.

Le prochain saut est en train de se produire.
Il découle d'un règlement européen (le 2021/2117) voté le 6/12/2021, pour entrée en application le 8/12/2023.
Je n'entrerai pas ici dans le détail de mon sentiment à propos de ce règlement, ses fondements et ses implications : je l'ai déjà fait dans "En Magnum" #29 avec un papier titré : "Les logos et les gogos".

 



Disons, pour résumer, que je suis convaincu qu'il va, à l'instar de ceux qui l'ont précédé, profondément modifier les pratiques œnologiques sans pour autant mieux informer le consommateur.
Peut-être y aurait-il matière à un billet indiquant ce qui pourrait changer, en quoi et pourquoi ces changements me semblent inévitables et, surtout, les conséquences prévisibles pour les vignerons et leurs vins ?
Mais ce qui m'occupe ici et maintenant c'est, comme souvent, la couverture médiatique qui accompagne ce changement. Voire qui le provoque et l'amplifie.
Car, et je l'avoue bien volontiers, la lecture des media qui se penchent sur l’œnologie pratique m'intéresse d'autant plus qu'elle est consternante. Voire pathétique. Ou grotesque.

J'ai déjà abordé le sujet de l'étiquetage après avoir lu un bouquin récemment paru et qui réussissait tout à la fois à être consternant, pathétique et grotesque.
Tour de force justement récompensé par une première couche consacrée au bouquin et une seconde en réponse aux soubresauts de son auteur.

Encore que le livre en question soit un Himalaya d'incompétence et de mauvaise foi, comme tout sommet il est entouré de pics peut-être moins élevés mais tout aussi escarpés et spectaculaires.

C'est ainsi qu'on a pu lire, dans le Figaro : "Fin 2023, les vignerons devront mentionner la valeur nutritionnelle des vins sur l’étiquette".
Oui : depuis quelque temps je lis beaucoup Le Figaro : c'est qu'on y trouve des articles viniques tout à fait enthousiasmants ! J'évoquais deux d'entre eux dans de récents billets : l'un ici, et l'autre là.
A propos de valeur nutritionnelle et d'étiquette Le Figaro nous apprend  que :

"dans le cas de certaines boissons, la liste serait si longue qu’il serait impossible de la faire tenir sur un si petit format".
Serait-ce trop demander que d'avoir quelques exemples justifiant cette sentence sans appel ? ou bien n'est-ce qu'un nouveau sous-entendu merdeux qui, comme trop souvent, vise à installer un climat de défiance mettant le lecteur dans les bonnes dispositions d'esprit sans avoir à rien démontrer ?
D'autant que sous le chapeau tristement racoleur et anxiogène : "La délicate question des intrants chimiques", l'auteur nous apprend que de son point de vue :

"Il semble important de souligner que jusqu’alors, la composition exacte d’un vin était parfaitement inconnue du consommateur, qui ne pouvait se fier qu'aux différents labels (AB, Demeter, Vin Méthode Nature, etc.)".
Pour ma part, il semble important de souligner que, n'en déplaise au Figaro, la composition exacte d'un vin est et restera parfaitement inconnue du consommateur (et de pas mal de professionnels) car les nouvelles règles d'étiquetage portent sur les additifs utilisés pendant la vinification et non pas sur la composition du vin.
Et ce n'est absolument pas la même chose !
Ainsi : si un vigneron a acidifié en ajoutant de l'acide tartrique il devra mentionner que son vin "contient de l'acide tartrique (régulateur d'acidité)". En revanche, s'il n'a pas acidifié il n'aura pas à indiquer la présence d'acide tartrique ... alors que le vin en contient toujours (l'acide tartrique est l'acide principal des vins. Quel que soit leur mode d'élaboration).
On ne donne donc absolument pas la composition, on ne fait qu'indiquer la présence de raisins ou de mout de raisin, accompagné des additifs qui ont éventuellement été utilisés lors de l'élaboration du vin [j'avoue : j'ai édité cette partie de mon texte en évoquant la présence de raisin ou de son mout après qu'un de mes contacts - journaliste et oenologue (çà marche aussi dans l'autre sens) - m'ait fait remarquer que dans le vin il y a aussi du raisin. Ce sont des détails qu'on ne nous apprenait pas, à mon époque].

L'article poursuit dans la même veine :
"Ainsi, la nouvelle législation se veut être une petite révolution pour le secteur, puisque seront bientôt mentionnés sur l’étiquette les différents intrants utilisés lors de la vinification : sucres ajoutés (saccharose), les éventuels additifs comme les conservateurs et autres stabilisateurs. Les étiquettes sur les bouteilles pourraient voir apparaître les fameux E334, E330 ou encore E270, ces fameux acides exhausteurs de goût."

Des produits en E ?
"E" comme "effrayant" !
De quoi s'agit-il ?

E270 : acide lactique.
Il y en a toujours dans les vins rouges, on en trouve également dans certains vins blancs. Car c'est un acide naturellement présent dès lors que le vin a subi la fermentation malolactique (obligatoire en rouge, parfois réalisée sur certains vins blancs). La FML transforme en effet l'acide malique (autre acide naturel) en acide lactique, et ce par l'effet de certaines bactéries tout à fait naturelles et naturellement présentes.

E330 : acide citrique.
Acide naturel du raisin et de certains vins.
Généralement il n'est pas détectable dans les vins qui ont subi la fermentation malolactique car la plupart des bactéries lactiques le dégradent.

E334 :
acide tartrique.
Composant naturel du vin, c'est son acide principal. Il y en a toujours dans le vin. Toujours. Et ce quels que soient son label et son mode d'élaboration.

Que certains de ces acides puissent être utilisés comme exhausteurs de goût en pâtisserie est une chose. En oenologie on s'en bat les couettes avec une patte d'alligator femelle, dans la mesure où ils sont naturellement présents dans le vin.

"un délai de deux ans serait accordé aux vignerons afin de liquider les bouteilles dont les étiquettes ne seraient pas en conformité avec les nouvelles règles européennes. Une durée qui parait peu adaptée à un secteur au sein duquel les bouteilles dorment parfois de longues années en cave avant d’être mises sur le marché, et qui laisse présager une longue période de coexistence de différents formats d’étiquettes. Au risque, une nouvelle fois, de perdre encore un peu plus le consommateur final."

Là je suis un peu surpris.
Je veux dire encore plus.
Autant que je sache, le texte ayant été voté en décembre 2021 nous sommes en plein dans le délai de deux ans, qui expirera le 8 décembre 2023.
Quant aux bouteilles de millésimes dormant tranquillement dans les chais et dont les étiquettes ne seraient pas conformes au nouveau règlement : personne ne s'en soucie puisque le texte européen que nous commentons s'appliquera aux vins étiquettés à partir du 8 décembre. Pas à ceux qui l'auront été avant (oui : les chaines risquent tourner à plein régime en cette fin d'année ...).

Je crains que des informations de la qualité et la précision de celles qui sont, ici, délivrées par Le Figaro ne risquent "
une nouvelle fois, de perdre encore un peu plus le consommateur final."...


D'autant que TF1 y est aussi allé de sa contribution
Riche idée.

Même motif, même punition :

"À compter de décembre prochain, les vins devront, comme les autres produits alimentaires, indiquer leur composition et leurs valeurs nutritionnelles."
Non. Pas la composition mais le raisin et les éventuels additifs.
Ce n'est absolument pas la même chose.
Les mots ont un sens. Il est profondément désolant que ceux qui les utilisent pour nous informer ne tiennent pas compte du sens des mots.
 "Une réglementation européenne dans le but notamment de lutter contre l'obésité.
Il faut dire que certaines boissons alcoolisées peuvent être aussi caloriques qu'un repas."

Je passe sur la loooooooooooongue démonstration du pouvoir calorique des vins  et ne retiens que ceci :

"le résultat est sans appel : deux verres de vin seraient tout aussi, voire plus, caloriques qu'un hamburger. 

Une découverte qui va en faire pâlir plus d'un, car rares sont les consommateurs à avoir une idée des ingrédients, au-delà du raisin, qui sont nécessaires à l'élaboration du vin. On y trouve aussi de l'eau, des acides, mais également du sucre, à l’origine de la teneur en alcool du vin. D'où cette décision européenne d'obliger dès le mois de décembre prochain les vignerons à afficher la composition, mais aussi les calories contenues dans leurs bouteilles."

Non, encore une fois : non, il ne s'agit pas d'indiquer la composition du vin mais seulement qu'il y a du raisin et éventuellemnt des additifs.
En outre, j'attends que l'on m'explique en quoi ces additifs (sulfites, acides naturels, et autres conservaters ou stabilisants) sont à même d'exploser la valeur calorique du vin fini.
Prenez votre temps, je ne suis pas pressé ...


Ah, oui : Capital s'est également invité au bal, en mode "vous allez bientôt savoir ce qu'il y a exactement dans le vin que vous achetez.".

"La Commission européenne a donc rédigé un nouveau texte, qu’elle a appelé 2021/2117 et qui entrera en application à partir du 8 décembre prochain. À cette date-là, les bouteilles de vin devront afficher clairement les valeurs nutritives des vins proposés. Par ailleurs, les ingrédients devront figurer sur les contenants. Ghislain Esquerre, président d'Equadis, spécialiste de la data appliquée aux produits de grande consommation, est perplexe. Interrogé par LSA, il s’interroge : "Le vin est un aliment vivant, qui évolue au fil du temps. Que doit-on dire de la composition d'un vin de garde ? Et cela sans savoir combien de temps le consommateur le gardera, ni dans quelles conditions ?""

Ce que l'on doit dire de la composition d'un vin de garde ?
Ben rien.
Absolument rien.
Car ce point règlementaire est limpide : on ne s'intéresse absolument pas à la composition du vin, ni maintenant ni dans le futur, mais seulement aux additifs qui ont été utilisés lors de son élaboration.
Un additif ?
C'est ce que l'on a mis dans le mout ou dans le vin et qui reste dans le vin fini sous sa forme initiale ou sous une forme dérivée. Oui : même si l'additif a changé de forme (à l'instar du sucre qui devient de l'alcool), dès lors qu'il reste présent dans le vin c'est bien un additif qui doit être mentionné comme tel (on pourra donc indiquer le sucre comme un additif ... alors qu'il n'y en a plus dans le vin !).

Ah, oui, il y a aussi cet extrait qui appele un commentaire :

"Alors que le 8 décembre 2023 arrivera vite, la règle ne semble pas encore tout à fait claire, comme le remarque Bernard Farges, président du Comité national des interprofessions des vins à appellation d'origine et à indication géographique (CNIV) : "Tout n'est pas encore calé. Il reste un flou sur les vins concernés ou sur le sort des millésimes qui vieillissent actuellement ou encore le niveau de détail demandé. Sans avoir les règles définitives, il est difficile de se mettre en ordre de marche. Reste qu'au-delà du 8 décembre, la filière vins aura deux ans pour se mettre en règle.""

Non, autant que je sache : au 8 décembre 2023 la règle entrera en application.
Sans délai supplémentaire.
En revanche, se pose
la question des vins de millésimes antérieurs, qui seront mis en bouteille (ou étiquettés) après cette date et pour lesquels la traçabilité est inexistante ou douteuse. En effet : pour ceux des additifs concernés par ce règlement et qui n'étaient jusque là soumis à aucun enregistrement obligatoire, il pourrait être délicat de retracer leur utilisation et donc leur présence ou leur absence dans le vin (cette limite ne vaut pas pour les acidifiants et désacidifiants dont l'utilisation est de longue date soumise à enregistrement et déclaration).
En l'absence de registre fiable ces vins devraient bénéficier d'un régime dérogatoire.

 

 

Bref : il y a peut-être du boulot pour informer les consommateurs.
Mais il semble clair que cette information, si on la souhaite claire et exhaustive, risque fort ne pas passer par ceux dont c'est pourtant le métier de la fournir !



 

 

 










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