Et le moindre moment d'un bonheur souhaité vaut mieux qu'une si froide et vaine éternité


Je l'évoquais dans un précédent billet
: ces derniers temps Vitisphère, site d'informations de la filière viti vinicole, a publié des articles qui m'ont étonné tant sur le fond que par la forme (mais pas que. C'est simplement que je passe mon temps à râler, c'est bien connu).

L'un d'entre eux s'intéresse à François Audouze et a un don qu'il vient de faire :

"Soucieux de faire durer les souvenirs de ses dégustations de grands vins, François Audouze lègue sa collection de bouchons et capsules au groupe Amorim Cork, à Santa Maria de Lamas."



Ma première réaction a été quelque chose de ce genre : entre MJ Chasseuil qui muséifie les vins qu’il ne boira jamais et F Audouze qui empile des bouchons orphelins,
on est quand même bien barrés !
Si encore c'était pour construire, à grand renfort de colle forte, des Tour Eiffel ou des Golden Gate Bridge ...








Car que nous dit Vitisphère ?
"François Audouze vient de faire un beau cadeau au groupe Amorim en lui léguant des milliers de bouchons de vin mis de côté au fil de ses dégustations. Certaines pièces sont très anciennes, le collectionneur ayant par exemple goûté un alcool datant de 1769, un vin liquoreux de la colline de Naples de 1780, et tous les Yquem produits depuis 150 ans, de vieux millésimes du domaine de la Romanée-Conti ou du château Mouton-Rothschild.

« Un vin qui a vécu des décennies dans ma cave est choisi un jour pour honorer mes convives. Il ne meurt pas, car j’écris les sensations qu’il me procure et je garde la bouteille, la capsule et le bouchon des vins les plus mémorables. Un jour je quitterai cette terre... aussi, en offrant ces bouchons à la famille Amorim, je pense que la mémoire des moments intenses procurés par les vins sera encore présente » explique le donateur."


Ce qui amène ma deuxième réaction, plus générale.
C’est étonnant ce besoin de se survivre, de s'efforcer d'accéder à l'éternité.
Enfin : ici, ce qui est étonnant c’est la façon dont il se manifeste.
On connaissait les méthodes classiques de faire perdurer son nom et son souvenir :
- exceller ou, à tout le moins, laisser une trace dans un domaine artistique ou scientifique,
- avoir des enfants,
- entrer dans l'Histoire, ou idéalement la légende, par l’héroïsme.
Voici venu le temps du don de bouchons.
Nous vivons une époque formidable.

Dans un effort d'honnêteté je dois avouer ne pas faire mieux que François Audouze. Il faut dire que nous partageons les mêmes initiales et que nous avons l'un et l'autre fréquenté "La Passion du Vin" à la même période, mais pas du tout avec les mêmes motivations (un site que nous avons depuis l'un et l'autre quitté, peut-être pour les mêmes raisons ?).

Car le jour où j'ai découvert mon nom dans la bibliographie d'un bouquin co écrit par deux de mes profs du Diplôme National d'Oenologue (Patricia Taillandier et Jacques Bonnet) je me suis dit un truc du genre :
"Putain, çà y est !".
Et puis : après avoir eu 3 enfants, je constitue une collection non pas de bouchons mais de livres sur la vigne et le vin (dont certains sont antérieurs aux plus vieux bouchons de François Audouze. Il devrait s'en remettre).
L'éternité ...







En revanche, mes bouchons partent au recyclage.
Quelles que soient la bouteille, sa qualité et les joies qu'elle m'a apportées.








Je sais donc parfaitement bien que je ne fais pas mieux que François Audouze et que sa paille n'éclipse pas ma poutre.
Il n'empêche que quelques mots de Corneille (dans Sérena), me tournent en tête :

"Et le moindre moment d'un bonheur souhaité
Vaut mieux qu'une si froide et vaine éternité
"
Car comment sérieusement imaginer que le souvenir de dégustations, souhaitons les heureuses, va se perpétuer au motif que des bouchons devenus inutiles perdurent dans une vitrine à l'abri de la poussière ? fut-ce à Santa Maria de Lamas.

C'est à ce stade là - l'inutilité - qu'apparait ma troisième approche de la chose.
Il  un peu plus de 20 ans, alors que je parlais microbiologie du vin avec le responsable d'un joli Cru Classé du Médoc il se mettait à rêver en me demandant s'il serait possible d'identifier et caractériser le consortium levurien ayant fermenté son 1961.
Je lui répondais que ce devait être envisageable mais qu'il faudrait prévoir quelques bouteilles.
Pour être sur.
Et que, au pire, on les boirait.
J'avais acheté quelques 2001, en primeurs. Je les ai récemment finis et les regrette déjà.
Je n'ai jamais reçu les 1961 pour analyse. Et le regrette encore.
Faire avancer la Science, et tout ce genre de choses.

Alors, de la même façon que les levures de 1961 m'attiraient, et même si l'on peut douter de l'intérêt de ces bouchons ou de ces levures pour le grand public, on doit pouvoir envisager que cette collection présente un réel attrait pour le bouchonnier. Par exemple afin d'évaluer leur qualité d'alors et le maintien de celle ci au cours du temps, voire des siècles.
On en reviendrait alors au début de ce billet et aux stratégies d'accès à l'éternité, dont ma préférée reste,
même si elle m'est inaccessible :

"
- exceller ou, à tout le moins, laisser une trace dans un domaine artistique ou scientifique,".



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