Racler les fonds de terroir

Je collectionne les vieux, voire très vieux, livres traitant de la vigne et du vin. Ce qui ne m'empêche pas, parfois, de m'intéresser aux parutions modernes. En particulier quand elles sont unanimement encensées.
Or parmi les publications récentes il en est une qui a été régulièrement portée aux nues, par exemple par Vitisphère, sous la plume d'A. Abellan. Oui : il s'agit du "1000 vignes" de Pascaline Lepeltier.


Pourtant, de mon point de vue, si "1000 vignes" peut faire envie : le sous titre "penser le vin de demain" sonne comme un avertissement en mode alerte rouge : 


Mais je suis quand même allé voir (je suis d'une faiblesse coupable) ce que nous dit l'auteur à propos du vin de demain, au travers des thématiques oenologiques en général et microbiologiques en particulier.
Oui, j'ai écrit "auteur". Et sur cette question de "auteur" ou "auteure" ? je ne saurais trop conseiller la lecture de ce billet de Juliette Tournand.


Je ne me lancerai pas dans une recension de la totalité de l'ouvrage car d'une part je n'ai pas vocation à faire des billets de blogs de plus de 300 pages et, d'autre part, je préfère en rester à mon domaine de compétence (une position dont, trop souvent, j'apprécierais qu'elle soit plus partagée) et commenterai donc quelques points qui relèvent de ce domaine.

Les défauts du vin et l'acidité volatile

Quand bien même elle est très conceptuelle l'approche est plutôt convenue. J'en veux pour premier exemple le passage qui suit :

"Mais faut-il voir tout défaut comme absolument négatif ? Jamie Goode le questionne ouvertement quand il donne une connotation positive au titre de son livre Flawless ("sans défaut") : "La présence d'un défaut du vin ne rend pas nécessairement un vin défectueux", et de citer l'esthétique japonaise du wabi sabi qui apprécie la beauté, fugace et transitoire, révélée par des nuances imparfaites. Dans certaines limites, des défauts peuvent, au contraire, rendre un vin plus complexe, intéressant, apprécié, tout comme l'ambre gris, répulsif à haute concentration, exalte un parfum : ainsi de l'acidité volatile dans le Cheval Blanc 1947. Chercher le défaut peut faire manquer le tout, surtout pour un produit aussi complexe et évolutif que le vin : un défaut n'est qu'en contexte."

Si selon le général Sheridan, qui commanda mon presque homonyme Custer, un bon indien était un indien mort : pour ma part un bon défaut est un défaut absent. Ou, pour citer Mathieu (5:48) :
"Soyez donc parfaits, comme votre Père céleste est parfait."
Je suis tout à fait disposé à lire de savantes dissertations sur le wabi-sabi et la taille des bonsaï : ce sont des concepts qui, dans les soirées mondaines, doivent permettre de poser son homme en brillant, au moins fugitivement.
Néanmoins : "La présence d'un défaut du vin ne rend pas nécessairement un vin défectueux" ? Euh, ouais ...
On doit pouvoir dire çà sans trop se marrer. Mais on doit tout aussi bien pouvoir postuler que l'absence de défaut ne rend pas nécessairement le vin inapte à la consommation et au plaisir.
Autrement dit : je fatigue très sérieusement de ces petites leçons de relativité qui prétendent faire passer de bonnes grosses vessies pleines de volatile pour de charmantes petites lanternes porteuses de plaisirs inégalables.

M'en étant déjà expliqué par ailleurs, je n'y reviens pas ici. Simplement noter qu'à chaque fois, à c-h-a-q-u-e f-o-i-s !, on nous sort ce bon vieux Cheval Blanc 1947.
Normal me direz-vous : à peu près personne n'en en a bu et plus grand monde n'en boira, alors on peut bien en dire ce qu'on veut car nul n'ira vérifier.
Mais de ce que m'en ont dit ceux qui ont bu (et grandement apprécié) que peut-on tirer de
ce vin ?
Que c'est (c'était ?) un gros vin,
riche, opulent, mur, taillé pour la garde. Un vin riche en alcool (en particulier dans le contexte de l'époque) ... et, en effet, en acidité volatile. Mais sans en avoir les stigmates - ou sans qu'on les ressente (ce qui n'est pas tout à fait la même chose) - : l'acescence, en particulier.

Alors de quoi parle-t'on concrêtement ?

D'une matière de premier ordre, de petits rendements en année précoce ce qui a permis une concentration qui ne correspond pas du tout aux dogmes actuels (la fraîcheur, la fraîcheur, la fraîcheur et ni concentration ni surmaturité).
On m'excusera donc de trouver amusant que ce monument historique, témoin de modes de vinifications et de vins qu'aujourd'hui on reproche à Bordeaux, puisse être érigé en monument à la gloire de certains vins actuels, sous prétexte qu'il partage avec eux un fort taux de volatile.
Je crains que ce ne soit la seule chose qu'ils aient en commun.

A propos de volatile et de 1947 ... peut-être n'est-il pas inutile de rappeler qu'on était alors encore dans le dogme pasteurien : "la levure fait le vin, les bactéries le détruisent".
Car la fermentation malolactique était à peu près totalement ignorée, et ce n'est pas à la marge !
En effet, un an avant, en 1946, parait la thèse d'Emile Peynaud : « Contribution à l'étude biochimique de la maturation du raisin et de la composition des vins », dans laquelle il pose le rôle de la malo dans les vins rouges.
Cette thèse est préparée sous la direction de Louis Genevois, et avec l'aide de Jean Ribeau-Gayon qui, l'année suivante, s'associent et publient : "Le vin" (écrit en 1939 puis modifié en avril 1946 pour finalement être publié au début de 1947). Un livre dans lequel on trouve ce passage :

"Le vin", L. Genevois & J. Ribereau-Gayon (1947)
Edition originale

Les auteurs y relativisent le rôle des bactéries, en particulier acétiques, avec une certaine fraîcheur, voire une franche candeur.
Puis vient ceci, publié en 1947 mais qui résonne avec ce billet :
"si bien que l'acidité volatile des grands vins atteint normalement 0.8 à 1 g. par litre (en acide sulfurique) sans que cette acidité volatile soit la preuve d'un danger pour l'avenir du vin, car l'action des bactéries est en général limitée par la disparition des constituants les plus aisément attaqués. Cette conception qu'un vin dont l'acidité volatile dépasse 0.7 à 0.8 g. par litre est un vin qui est en voie d'altération, dont l'altération a de grandes chances de se poursuivre, est inexacte."

Avant d'aller plus loin, il y a un autre passage qu'il me semble important de citer et qui précède celui ci. Il s'intéresse aux bactéries acétiques qui sont capables :

"de faire de l'acide acétique aux dépends de l'alcool et de détruire le vin par acescence.
.../...
Ces faits sont importants au point de vue pratique puisque, on l'a vu, les caractères d'un vin atteint d'acescence, d'un vin "piqué", sont dus essentiellement, non pas à la présence d'acide acétique, mais bien à celle de l'acétate d'éthyle ; et le degré d'acescence est lié non pas comme on le croit généralement, à l'acidité volatile mais à la teneur en acétate d'éthyle.
"
La messe est dite, ou à peu près dite : les bactéries acétiques produisent de l'acide acétique et de l'acétate d'éthyle. Si l'un comme l'autre durcissent le vin, c'est l'acétate d'éthyle qui va "détruire le vin", par l'acescence.
Mais les grands vins (les grands vins) peuvent supporter des taux de volatile qui sont généralement considérés comme rédhibitoires. Et si la volatile ne va plus forcement monter ce qui est acquis y restera et, faute de précautions suffisantes, on s'expose à ce qu'elle devienne sinon stratosphérique du moins insupportable.
En outre, depuis cette époque  les connaissances et les approches ont évolué et, pour faire simple, dès lors que l'acidité volatile dépasse 0.5 g/l (exprimé en acide sulfurique) on doit suspecter une attaque bactérienne, donc une augmentation des teneurs en acide acétique ... et en acétate d'éthyle et une évolution incertaine, pour une qualité globale compromise.
N'en déplaise aux chantres du wabi-sabi !

Soyons donc sérieux deux minutes : un peu de bullshit japonisant et un vin exceptionnel dont tout le monde parle mais que personne n'a bu doivent-ils à eux seuls justifier l'existence de tords boyaux et leur éviter la distillation ?
Il y a des vins qui supportent des taux élevés de volatile, tout comme il y a des poissons volants. Mais ce n'est pas la majorité de l'espèce.
Mais je ne suis pas dupe : tout ceci n'est qu'un prétexte à nous servir à nouveau l'histoire édifiante de Sébastien David et de sa cuvée distillée car trop chargée en acide acétique (pour l'acétate d'éthyle on ne le saura probablement jamais) :

"L'affaire et les protestations du vigneron ont été très médiatisées: bien que des contre-analyses aient montré que les taux étaient conformes et malgré les conséquences économiques pour le domaine, le jugement a été maintenu."

Tout d'abord un commentaire qui sort du champ oenologique : faut il conclure de ce qui précède que lorsqu'un jugement a des conséquences économiques pour le contrevenant il ne faut pas le maintenir ? cette position est stupéfiante.
Je ne reviens pas sur cette histoire à laquelle j'ai consacré 3 billets sur ce blog, et que l'on pourra les lire en cliquant sur leurs liens respectifs :
- l'acidité volatile et le vin,
- l'acidité volatile est à 20,
- l'acidité volatile en vain.

Je me contenterai donc de commenter ceci, qui est écrit par P. Lepeltier :

"Cette décision soulève la question de la valeur de ce taux alors que la molécule ne présente pas de risque sanitaire : faut-il aujourd'hui le repenser, sachant qu'une vinification peu interventionniste se répand et produit des vins de raisins plus mûrs, donc plus susceptibles d'en contenir ?"
Consulter la fiche que l'INRS consacre à l'acide acétique montre que cette molécule présente bien un risque sanitaire. Ceci dit au delà du fait que tous les vins ne la supportent pas aussi bien que Cheval Blanc 47 est supposé le faire.
En outre, je dois avouer que je ne comprends pas le lien qui semble être fait entre la vinification peu interventionniste et les raisins plus mûrs. Mais, quoiqu'il en soit, il me semble utile de revenir rapidement sur ce qui cause la montée de volatile et comment l'éviter (spoiler alert : l'hygiène, l'hygiène et encore l'hygiène). Pour aller plus loin on pourra lire ou relire mon billet "L'acidité volatile et le vin" dont le lien se trouve juste au dessus).

La volatile est produite par les levures fermentaires (Saccharomyces cerevisiae), normalement à un taux n'excédant pas 0.5 g/l.
Mais :
- sur des mouts très riches en sucre la pression osmotique est forte et gêne les levures
qui, en réponse, accumulent du glycérol ... ce qui s'accompagne de la libération d'acide acétique (je n'entre pas dans les détails du métabolisme levurien qui n'ont pas, ici, grand intérêt). Notons qu'il a récemment été montré qu'une co fermentation Saccharomyces cerevisiae / Torulaspora delbrueckii (membre de la grande famille des levures dites non-Saccharomyces) permet de significativement réduire la production de volatile.
- selon Dubourdieu au début des années 80, la présence de Botrytis cinerea implique une sur production d'acide acétique par les levures.
- une mauvaise gestion des températures de fermentation, diverses carences ou, au contraire, un excès d'azote ammoniacal, une fermentation en anaérobiose, un sur clarification des mouts et bien d'autres facteurs tendent à faire monter la volatile. En revanche les éviter permet de limiter l'acidité volatile.
- il y a l'effet des bactéries.
D'abord l'effet des bactéries lactiques, en particulier lorsqu'à la fin de la malo elles consomment l'acide citrique et, ainsi qu'évoqué plus haut, les contaminations par des bactéries acétiques.

Tout ça pour dire que l'on a aujourd'hui une idée assez précise de ce qui entraîne des montées d'acidité volatile et de comment les éviter. Mais, forcément, si par : "
une vinification peu interventionniste se répand" on entend "de plus en plus de vignerons mettent les raisins dans une cuve et, sans se poser de question métaphysique attendent que ça devienne du vin sans rien branler en pensant au wabi-sabi", forcément on n'a pas le cul sorti des ronces.

D'ailleurs, si j'en crois ce que Pascaline Lepeltier a écrit :
"Il existe bien des défauts rhédibitoires où le vin est essentiellement transformé. Ainsi du vinaigre, de la tourne, etc. Mais les normes et le goûts évoluent au fil du temps. Qui décide qu'un caractère devient faute ? La qualité d'un vin tient-elle juste à l'absence de défaut ? "Sain, marchand, loyal" signifie-t-il stériliser ? Ne perd-on pas ici encore l'essence du vin au profit d'une boisson alcoolisée standardisée à base de raisin ? Il s'agit donc là aussi, comme la qualité du vin définie par son origine, de conventions qui se veulent plus ou moins objectives, en fonction de critères scientifiques et législatifs, d'intérêts particuliers et de jugement esthétiques spécifiques. C'est ce que montre l'évolution de la dégustation au fil des siècles."
Oui les normes et les gouts, ainsi que le vocabulaire évoluent au cours du temps. Bien sur. D'ailleurs il y a moins d'un siècle le "gout de terroir" était un défaut majeur.
Pour autant en effet : qui décide qu'un caractère devient faute ou, puisque je crois que c'est de cela qu'il s'agit, qui décide - et sur quelles bases - qu'une faute devient caractère ? sur des critères dont je crains qu'ils ne reflètent des intérets très particuliers.
Quoiqu'il en soit :
- non, "Sain, marchand, loyal" ne signifie en aucun cas "stériliser". J'aurais préféré que cette grotesque caricature nous soit évitée.
- non, être farci de volatile, de phénols volatils ou de goût de souris ne saurait devenir un critère qualititatif, fut-ce au nom du vin de demain et au bénéfice d'une alliance de circonstance avec le wabi-sabi ou je ne sais quel autre concept
ébouriffant.

 
Le terroir et les levures

Sur ce sujet, Pascaline Lepeltier racle les fonds de terroir en nous faisant une sélection aux petits oignons de telle ou telle parution. N'en citant que les aspects qui confortent ses thèses, tout en se gardant bien de donner les conditions et donc les limites liées à ces études. Bel exemple de cherry picking.
Faisons la courte : rien n'indique que des microorganismes, quels qu'ils soient, sont par le seul fait de leur présence en un endroit donné et à un moment donné les plus à même de transformer une vendange de ce même lieu en ce que nous qualifions, culturellement, de vin de terroir.
En outre rien n'indique que la levure de terroir existe. Tout indique même le contraire, ainsi qu'
Hervé Alexandre (qui est par ailleurs co-auteur du très réjouissant "Petit traité de mythologie oenologique") l'a récemment démontré dans un article paru dans "La Revue des Oenologues" puis dans une vidéo que voici :





Les arômes du vin

Au vu du reste c'est secondaire aussi n'y passerai-je que peu de temps : étonnement nous ne sommes pas d'accord.
Pour le coup, là j'aurais aimé que l'on évite ces : "
conventions qui se veulent plus ou moins objectives, en fonction de critères scientifiques et législatifs, d'intérêts particuliers et de jugement esthétiques spécifiques".
Car ma conviction est que la subdivision des arômes du vin en trois catégories : primaires (ils viennent du raisin), secondaires (ils sont liés à l'activité fermentaire) et tertiaire (ils apparaissent au cours du vieillissement du vin) qui est utilisée dans ce livre est inexacte et obsolète.


Ce point de vue je le défendais dans mon article "Le commissaire dans la truffière" qui a été publié dans "En Magnum#21", paru en Septembre 2020.








 
 
Dans un précédent billet, "Sommeliers, concours des savoirs inutiles" je m'étonnais et me désolais que l'on sélectionne le meilleur sommelier du Monde à l'aide de savoirs me paraissant inutiles ... mais aussi, fort heureusement, grâce à de réels savoirs faire !
Aujourd'hui je regrette qu'il s'agisse de parti pris pouvant être faux qui sont présentés sous la forme de savoirs sur lesquels l'avenir devrait se fonder.
Il semblerait, et je m'en réjouis, que tout ou partie de ma position puisse être partagée par certains sommeliers.


 

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