Les amines biogènes et le vin, revue de littérature.



Sur ce blog je me fais souvent l'écho un peu désabusé, beaucoup énervé, parfois énervant de ceux qui ici ou là demandent (exigent !) l'information du consommateur par l'ajout de multiples mentions aux étiquettes de vin.

Le dernier avatar de cette fâcheuse mouvance est un site donnant des informations pour l'essentiel foireuses, et globalement assez peu informatives quant à son postulat de départ : nutrition et santé.

Les plus sérieux d'entre ceux qui prétendent informer le consommateur sur les risques qu'il prend - ou pas - en buvant du vin nous en mettent des tartines sur le SO2 puis sur les pesticides et, parfois, sur l'alcool.
Ensuite ils passent directement aux levures et à la chaptalisation.

Cette stratégie inepte a le mérite d'être anxiogène.
Sans doute est-ce son seul but ?

Alors, pour en venir à la promesse de mon précédent billet : quels composés du vin sont potentiellement nocifs ?
d'où viennent-ils et comment peut-on s'en protéger ?


Je commence par les amines biogènes ... en essayant d'être complet, compréhensible et pas trop chiant.
Tout en sachant parfaitement qu'il est nettement plus facile, et infiniment plus sexy, de raconter n'importe quoi en mode freestyle (idéalement avec une vidéo punchy qui aligne les perles d'inculture œnologique) que d'essayer d'argumenter et étayer son propos !
(voir la Loi de Brandoloni)



Donc : les amines biogènes.
Leur nom nous apprend ce qu'elles sont : des composés d'origine biologiques, qui portent (au moins) un groupement aminé.

Explications :
- si elles sont biogènes, c'est qu'elles sont formées par les êtres vivants (nous les retrouverons donc dans notre alimentation).
Pour l'essentiel elles proviennent des acides aminés après qu'ils aient été décarboxylés, façon savante d'évoquer l'élimination d'une molécule de CO2 grâce à l'action d'une enzyme spécifique de cette transformation (ce que certains micro organismes sont capables de faire de façon extrêmement efficace, j'y reviendrai vers la fin de ce billet).
- puisque ce sont des amines biogènes, c'est qu'elles peuvent également se former par l'insertion d'un groupement amine dans un composé organique.
Des exemples d'amines ? allez voir du côté de la
nicotine, la cocaïne ou bien encore des amphétamines !

Mais, concrètement, les amines biogènes : de quoi s'agit il ?
Exemple avec deux d'entre elles dont vous connaissez forcément l'existence et au moins une partie des effets :
- l'adrénaline est une amine biogène qui peut se former à partir d'un acide aminé, la tyrosine (tout au long du parcours réactionnel menant de l'une à l'autre on croisera divers composés bien connus tels que la dopamine ou la noradrénaline).
- l'histamine est une autre amine biogène dont le précurseur est un acide aminé différent : l'histidine. L'histidine est présente dans le moût comme dans le vin, l'histamine peut donc y être formée.


Elles sont impliquées dans toutes sortes de processus : croissance et métabolisme des cellules vivantes, réponse aux stress des végétaux (dont la vigne), activité du cerveau humain et, toujours chez l'Homme, régulation de la température corporelle. Tout ceci entre autres fonctions. Restons chez l'Homme où elles sont, par exemple, décrites comme des antioxydants (rôle positif) mais aussi comme des stimulateurs de croissance cellulaire (rôle négatif quand on en vient au développement d'un cancer).

Ces exemples illustrent les effets quasiment antinomiques des amines biogènes.
D'où viennent elles ?
Nous en produisons, mais l'alimentation est notre principale source d'amines biogènes. Et leur présence quantitative dans notre organisme est essentiellement régulée par des enzymes spécifiques que chacun d'entre nous possède, plus ou moins. 



Un déficit en ces enzymes peut entraîner une intoxication dont les symptômes sont variés : ils vont en effet d'éruptions cutanées à des vomissements en passant par des migraines (à ce propos : on ne peut totalement exclure que certaines céphalées attribuées aux sulfites ne soient plutôt causées par les amines biogènes) ou de l'arythmie cardiaque.

Au premier rang de ces intoxications causées par les amines biogènes on trouve l'histamine, qui est bien connue de tout allergique qui se respecte. Toutefois d'autres amines biogènes sont directement mises en cause en provocant ces manifestations, ou indirectement en les amplifiant.
L'alcool est, lui aussi, mis en cause car d'une part il inhibe les enzymes qui détruisent les amines biogènes (la régulation en est donc compliquée) et, d'autre part, il facilite le passage direct des amines biogènes depuis l'alimentation jusqu'au sang (accélérant leurs effets).
Toutefois des travaux déjà anciens (G Kanny et V Gerbaux,
"Les amines biogènes dans les vins de Bourgogne. 2ème partie: rôle de l'histamine dans l'intolérance aux vins" (2000) ou bien, des mêmes : "No correlation between wine intolerance and histamine content of wine") tendent à disculper les amines biogènes des vins (et, dans une publication plus récente, toujours des mêmes auteurs, à incriminer l'éthanal du vin).


Alors le vin est-il en cause ? et, quelle que soit la réponse : pourquoi ?
On trouve des amines biogènes dans tous les produits fermentés ou ayant été en contact avec tel ou tel micro organisme : les produits fumés, certains poissons ... bref une grande partie de ce qui est bon. En particulier fromages, choucroute, charcuteries, thon, ...
mais aussi vin (bien que dans une moindre mesure).
Aucun lien entre le beau Drei Exa de P Ginglinger et les amines biogènes.
En revanche le saumon fumé était probablement bien tapé !
Mais quid des conséquences d'une consommation de vin (ou de n'importe quel autre alcool) qui diminue la résistance de l'organisme aux amines biogènes que l'on retrouve à foison dans ces splendides charcuteries ou ce délicieux poisson fumé avec lesquels le vin se marie si bien ?


Autrement dit : la réaction de l'organisme ne serait elle pas la conséquence non pas des amines biogènes du vin mais plutôt celle de l'alcool qui diminue la résistance de l'organisme contres les amines biogènes des autres aliments consommés simultanément ?



Quoiqu'il en soit : il y a des amines biogènes à la vigne.
Leur teneur dans les raisins dépend de facteurs tels que le cultivar, l'âge des vignes, la maturité des baies, le millésime, les populations microbiennes présentes sur les baies, ...

On les retrouvera donc dans le vin issu de ces raisins.
En outre ces mêmes raisins contiennent également les précurseurs des amines biogènes : les acides aminés (ces derniers ont d'autres impacts sur la qualité du vin, en particulier du point de vue aromatique. Sur ce sujet, et sur les raisons de la variation des teneurs en acides aminés des raisins et des moûts je viens d'écrire un article qui devrait paraître d'ici la fin de l'année, nous en reparlerons alors).

On notera qu'à ce jour, sauf erreur de ma part il n'y a plus aucune norme légale relative aux amines biogènes du vin :
- si la Suisse a imposé une limite maximale à 10 mg/l d'histamine dans les vins qu'elle importait, ce n'est plus le cas depuis 2012.
- il n'y a aucune limite sanitaire dans le vin, mais il y en a dans de nombreux autres aliments (voir document ANSES ci-dessous). Nous ne pouvons donc pas exclure que cela soit tôt ou tard le cas pour le vin.
- depuis plusieurs années certains importateurs ou réseaux commerciaux imposent des seuils limites variant selon leurs cahiers des charges respectifs.

En conséquence, même si nous n'y sommes pas (encore ?) légalement contraints, il semble utile de s'intéresser à la teneur du vin en amines biogènes, et ce de façon à être en mesure de la contrôler quand il le faudra, s'il le faut.

Il faut d'ailleurs noter qu'au delà de l'histamine que j'ai longuement évoquée il y a d'autres amines biogènes. Par exemple la cadavérine (acide aminé source : lysine) et la putrescine (acide aminé source : ornithine) dont les doux noms laissent imaginer les odeurs qu'elles peuvent conférer !
Elles sont suspectées de pouvoir jouer le rôle de masques diminuant la qualité sensorielle des vins qu'elles contaminent.
En outre elles sont à même d'amplifier les effets de l'histamine. On ne parle donc pas que de santé publique mais aussi de qualité sensorielle des produits contaminés.

Dans le vin (comme dans les autres produits fermentés), la transformation des acides aminés en amines biogènes est sous la dépendance des micro organismes impliqués tout au long du processus d'élaboration du vin, élevage compris.
C'est là que l'essentiel des amines biogènes du vin se formera, plus ou moins selon les choix du vigneron.
Nota : il n'y a aucune méthode curative, seul le préventif est possible.

Les micro organismes du vin sont soit des levures, soit des bactéries.
Il y a consensus sur le fait que, dans le vin, les amines biogènes sont pour l'essentiel formées par les bactéries et que leur capacité à former des amines biogènes ne dépend pas de l'espèce mais de la souche. Les bactéries responsables de la Fermentation Malo Lactique (FML) appartiennent à l'espèce Oenococcus oeni. Or certaines d'entre elles produisent des amines biogènes, d'autres non.
Sauf à implanter précocement (et efficacement) des souches sélectionnées qui font la FML sans produire d'amines biogènes il n'y a pas de garantie de non enrichissement du vin.
En populations indigènes tout au plus peut-on réduire le temps d'action des bactéries en lançant rapidement la Fermentation Alcoolique puis en éliminant la population bactérienne dès que la FML est achevée (idéalement on attendra tout de même de 7 à 10 jours afin de laisser le temps aux bactéries de consommer l'éthanal et, donc, de réduire l'utilisation des sulfites que l'éthanal combine fortement).
Cette élimination des bactéries potentiellement productrices est importante du point de vue de l'enrichissement du vin en amines biogènes car les lies de levures vont, au cours de leur autolyse, enrichir le vin en acides aminés ... que les bactéries présentes et vivantes vont alors transformer en amines biogènes, ce qui peut mener à des hausses considérables de leur teneur.
Il y a de nombreux travaux sur le sujet, par exemple ceux des bourguignons C. Charpentier et M. Feuillat dès 1993 ou, plus récemment, de l'autre bourguignon : H. Alexandre (dont je vous conseille la lecture du "Petit traité de mythologie œnologique" paru en 2019).
Bref : si l'on n'a pas la certitude que les bactéries présentes ne produisent pas d'amines biogènes, la seule option est de les éliminer rapidement (le problème est qu'on laisse alors la place libre à Brettanomyces, et ce n'est pas forcément plus joyeux !).
Notons également que même si l'on a recours à des bactéries sélectionnées ne produisant pas d'amines biogènes, on aura quand même des amines biogènes dans le vin. On en aura moins, voire très peu, mais on en aura quand même.
Deux raisons à cela :
- elles sont présentes dès la vigne, et passent dans le vin
- lors des fermentations et de l'élevage il est rare que l'on soit en population totalement pure. Il est donc possible que tel ou tel contaminant passe par là et ait le temps de laisser des traces de ce passage, par exemple en produisant des amines biogènes.


En guise de conclusion un avis tout personnel :
je conviens aisément que les amines biogènes puissent être un problème de santé publique. En particulier pour les personnes qui ont un métabolisme les rendant particulièrement sensibles.
Toutefois je doute fort, au vu des teneurs habituellement rencontrées dans les vins, que les amines biogènes du vin puissent être la cause d'un réel problème sanitaire.
Il n'en va pas nécessairement de même pour d'autres composés que j'évoquerai dans les billets suivants.




Pour aller plus loin on pourra par exemple consulter :
- ce document de l'ANSES qui traite des amines biogènes dans notre alimentation,
- évidemment la conférence de Patrick Lucas lors de la 12ème matinée des œnologues de Bordeaux (2014) : "Amines biogènes : origines et devenir dans le vin",
- la thèse (1996) de Gisèle Kanny : "Le rôle de l'histamine alimentaire dans les pathologies pseudo-allergiques : contribution à l'étude du métabolisme de l'histamine dans des modèles d'apport alimentaire d'histamine",
- au delà des deux déjà cités dans ce billet, divers articles de Vincent Gerbaux dont je ne retrouve malheureusement pas trace sur le net, par exemple : "Les amines biogènes dans les vins de Bourgogne. 1ère partie : teneurs, origine et maîtrise dans les vins" (Revue Française d’œnologie (2000), 183, 25-28),

- et, enfin : "Les amines biogènes et la stabilité biologique du vin", de
Jürg Gafner.







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